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Fabrice Hadjadj : “Être humain, c’est se tourner vers le mystère de Dieu ou vers la vie sexuelle des mouches”

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Benjamin Fayet - publié le 02/11/17
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Le philosophe Fabrice Hadjadj publie aux éditions Tallandier, “Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi) : chroniques d’une disparition annoncée”. Dans cette compilation de deux années de chroniques pour la revue italienne Avvenire, également publiés en France par la revue Limite, il s’attaque avec son style enlevé et plein d’humour aux dogmes du progrès, du technicisme et du consumérisme.

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Aleteia : L’emprise technologique au cœur de la réflexion de votre livre est-elle la principale raison de l’effondrement spirituel de notre monde ?
Fabrice Hadjadj : Elle est plutôt la cause d’un effondrement charnel : nous nous voyons de plus en plus comme des individualités libres indépendantes du corps donné par la naissance. Voilà pourquoi nous pouvons passer nos journées tassés sur un siège à regarder des écrans, réduire notre intelligence à des algorithmes qui n’ont plus rien à voir avec l’activité de nos mains, fantasmer le transfert de notre conscience sur des « supports non-biologiques ». Votre question elle-même est marquée par cet état des choses. Elle présuppose que l’essentiel est du côté du spirituel. Mais que faut-il entendre par « spirituel », catégorie moderne et fourre-tout ? Le démon n’est-il pas lui-même un esprit – un pur esprit impur, pour ainsi dire ? Et le Verbe, au contraire, ne s’est-il pas fait chair, de sorte que depuis l’Ascension, la chair, dans son animalité même, est devenue une réalité invisible et divine ?

Le christianisme est peut-être une spiritualité, mais c’est alors une spiritualité de l’Incarnation. Insister trop sur le spirituel, en oubliant la chair, c’est conforter à la fois l’hybridation de l’homme avec la machine, mais aussi la rupture de l’homme avec les autres vivants. C’est être encore sous l’influence du paradigme technocratique, sans s’en apercevoir.
Car ce paradigme affecte aussi notre rapport au religieux : qu’il s’agisse de la mindfulness, où la méditation s’éloigne de la prière pour devenir une technique de bien-être ; du jihadisme où l’on prétend atteindre le paradis en appuyant sur un détonateur ; ou même de ce mélange de psychologisme et de pseudo-pentecôtisme où l’Esprit saint ressemble à un logiciel qui se télécharge quasi instantanément et vous confère le repos ; dans tous ces cas, on reste dans une mentalité technologique, où l’on a perdu la patience propre à la culture — cette lenteur de la pousse des plantes, que Jésus propose comme la bonne vitesse, dans la parabole du semeur.

Cette dénonciation du paradigme technocratique semble s’harmoniser parfaitement avec l’encyclique Laudato Si’ du pape François. Est-il pour vous une source d’inspiration et a-t-il joué un rôle dans votre évolution intellectuelle au cours de ces deux années de chroniques hebdomadaires ?
Cette encyclique est un événement. Elle m’inspire, certes, mais elle confirme aussi d’en haut la réflexion qu’il m’a été donné de poursuivre depuis plus de 25 ans. Cela pour au moins trois raisons. Premièrement, elle enracine l’écologie dans le mystère de la Trinité, l’interdépendance des créatures ayant leur source dans la communion des Personnes divines. Dans cette perspective, la messe elle-même est à nouveau perçue comme un « oui » cosmique, et le couronnement d’un acte agricole, puisque par le pain et le vin, elle fait la liaison entre le don de la terre et le don de Dieu.

Deuxièmement, Laudato si’ opère un déplacement de l’humanisme intégral vers l’écologie intégrale. La modernité avait tendance à mettre l’homme au centre, alors que le propre de l’homme, c’est de pouvoir se décentrer. Être humain, c’est savoir se tourner vers ce qui est au-delà de son espèce, vers le mystère de Dieu ou vers la vie sexuelle des mouches. Notre supériorité est de pouvoir nous abaisser, de reconnaître notre lien avec tout ce qui respire (Que tout ce qui respire loue le Seigneur, c’est le dernier verset du dernier psaume) et d’être responsables pour la création tout entière.

Enfin, cette encyclique reconnaît que la technologie n’est pas qu’un ensemble de moyens dont il faudrait faire bon usage, mais aussi un paradigme, un projet, peut-être même une « structure de péché », qui exige de notre part une critique radicale. Le pire n’est pas du côté des risques, des échecs ou des dégâts collatéraux des nouvelles technologies convergentes, que du côté de leur réussite même. Car une telle réussite serait une sortie volontaire de la condition humaine. Il y a pire que la fin du monde. Cela s’appelle l’enfer. Et l’enfer est précisément le lieu d’une réussite telle qu’elle n’appelle plus aucune grâce.     

L’art joue une grande place dans votre vie et dans votre œuvre, vous venez d’ailleurs de sortir un album intitulé Nos vies quotidiennes. Quel est le rôle de la vie artistique ? Est-ce un moyen de retrouver une vie simple dans un monde techniciste et consumériste ?
Sort aussi ces derniers jours Les Circonstances, l’album de Marguerite (éd. Première Partie), dont j’ai écrit les paroles, la musique étant de l’admirable pianiste Vincent Laissy ; ainsi qu’un petit opuscule entre guide pratique et art poétique qui s’intitule Être clown en 99 leçons (éd. de la Bibliothèque). Je ne suis pas philosophe au départ. Je viens de la littérature et de la musique. Mais, après ma conversion, j’ai détruit au moins trois romans, une centaine de poèmes et vingt-cinq ou trente chansons. Mes pièces de théâtre témoignent déjà depuis quelque temps de cet enracinement poétique de mon écriture, où les questions de rythmes, de sonorité, de phrasé importent parfois plus que les questions de « message ». Ce souci du caractère poétique du discours est déjà une manière de résister à la tendance technocratique de réduire la parole à de l’information.

Plus précisément, sur la place de l’art dans la vie, je dirai deux choses, l’une ayant rapport à notre destinée éternelle, l’autre, à notre vie quotidienne (les deux étant du reste absolument liées). La première, c’est que nous sommes tous appelés au chant choral, sinon à la danse, pour toujours : les bienheureux sont des êtres musicaux, leur louange implique une inventivité aussi riche que la création de nouveaux mondes. C’est ce que disent les psaumes de David : De tout votre art, soutenez l’ovation. Et c’est la thématique, si fréquente dans l’iconographie chrétienne, des anges musiciens. Il est décisif de penser cela, d’affirmer que le mystique n’est pas que moral mais aussi musical.

Ensuite, ma critique de la technologie a la particularité de se faire au nom de la technique. Contre des appareillages qui nous désincarnent, il s’agit de défendre les savoir-faire, qui permettent l’unité de l’intelligence et des mains, de l’esprit et du corps : savoir jouer de la guitare, par exemple, ou chanter ensemble, afin de constituer un foyer autour duquel on se rassemble. Autrement dit faire des choses, plutôt que consommer des marchandises. Bien sûr, les arts, pratiqués familialement, ne sont qu’un aspect de cette exigence. L’exigence la plus fondamentale se situe, à mon avis, du côté du travail de la terre : les outils de l’agriculture et de l’artisanat sont au moins aussi importants que les instruments de musique.  



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À l’image de l’écrivain catholique britannique Chesterton, vous aimez pratiquer l’humour dans vos écrits. Sortir d’une certaine austérité que l’on reproche parfois aux catholiques, est-il pour vous le meilleur moyen de parler de Dieu et de toucher les âmes ?
La référence à Chesterton m’honore. C’est pour moi un maître indépassable. Je ne suis pas anglais, mais je suis juif, ce qui suppose aussi une certaine drôlerie congénitale, un peu plus tragique. Cependant, quand je pratique un humour qui force les choses, plaqué sur le réel, je tombe dans la bonne blague, et c’est vraiment raté. Car je crois que le réel possède une profondeur comique, sous le tragique même, et que Dieu, qui est Joie, a un humour absolument souverain. Il ne s’agit donc pas de masquer les choses avec un badigeon de cocasserie, mais de dégager la drôlerie sous-jacente à toute chose. Par exemple, le fait qu’un athée est encore une parole de Dieu, puisque créé par lui ; que le vrai surhomme est un charpentier juif mort à 33 ans ; ou que la plénitude de l’acte sexuel consiste à avoir une belle-mère, et à finir par devenir soi-même beau-père et grand-père voire arrière-grand-père (le patriarche plus que le Casanova étant la figure même d’une sexualité libérée et accomplie)…

Par ailleurs, je ne pense pas que l’humour soit le contraire de l’austérité. Thomas d’Aquin lui-même associe la vertu d’austérité à “l’eutrapélie », c’est-à-dire à une bonne humeur qui favorise l’amitié. Il y va d’une espèce de cercle vertueux : la capacité de rire, notamment de soi-même, avec les autres, fait que l’on sait se contenter de peu, et qu’une conversation autour d’une table convient davantage qu’une accumulation de biens matériels ; et en même temps, se restreindre, accepter l’austérité, apprend à se focaliser non pas sur des objets de consommation, mais sur des sujets de contemplation, dont on découvre la merveille et le grotesque. Il y a un lien profond, me semble-t-il, entre humour et décroissance. Elie Wiesel a fait cette observation simple et profonde : « Dieu a créé l’homme parce qu’il aime les histoires. » Les histoires, c’est-à-dire les histoires drôles, mais aussi les problèmes, les aventures, enfin nos diverses tragi-comédies. Ce goût pour les histoires est précisément ce qui peut nous sauver de l’emprise technologique.  

Propos recueillis par Benjamin Fayet.      

9791021029835

Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi) : chroniques d’une disparition annoncée, par Fabrice Hadjadj, Tallandier, octobre 2017, 336 p., 18, 90 euros.

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