Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est spécialiste des questions internationales et de défense. Il collabore avec les revues Causeur et Conflits et a publié en avril 2017 un essai, La France atlantiste, ou le naufrage de la diplomatie aux éditions du Cerf.
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Aleteia : L’État islamique est-il vraiment en train de perdre la guerre comme on l’entend partout ?
Hadrien Desuin : L’État islamique, en tant que Califat autoproclamé, a incontestablement perdu la guerre dans son fief d’Irak-Syrie. Mais, il n’y aura ni armistice, ni capitulation, ni traité de paix pour conclure cette guerre. La guérilla djihadiste a déjà pris le relais. Et elle ne peut pas perdre puisque, par définition, elle refuse la bataille. Elle se place dans un type de confrontation autre, à base de harcèlement et d’embuscade : modes d’actions par excellence des conflits asymétriques. Tant que la population ne retrouve pas un certain degré de confiance envers les gouvernements de Damas et de Bagdad, il sera compliqué d’éradiquer le djihadisme. Il faut au préalable gagner “les esprits et les cœurs” ce qui n’est pas une mission militaire mais politique.
Mais pour répondre plus précisément à votre question, sur le terrain je dirais qu’on est passé ces derniers mois d’une logique de front continue à un combat en mouvement et de course vers l’Euphrate et ses champs de pétrole. Entre Russes et Syriens d’une part et Américains et Kurdes d’autre part. Aujourd’hui subsiste un certain nombre d’îlots d’irréductibles djihadistes. Un peu sur le modèle des poches allemandes de Royan, Saint-Nazaire et Saint-Malo en 1945. Certains quartiers de Rakka, Deir Ezzor, de la Ghouta mais aussi des bourgades rurales, sont toujours tenus par l’État islamique. Le dernier message audio d’Al-Bagdadi a requinqué les djihadistes les plus fanatiques car la rumeur de la mort de leur “calife” s’était propagée. Les dernières poches de résistances sont anéanties avant de renaître ailleurs mais sporadiquement, accompagnés d’attentats. C’est déjà ce que l’on observe depuis un certain nombre d’années dans les zones irakiennes sous contrôle du gouvernement mais aussi en Afghanistan, en Libye, au Sahel… On passe de la guerre à la guérilla et puis de la guérilla au terrorisme même si la frontière entre ces trois types de violences armées est floue et imbriquée.
Une fois la Syrie débarrassée de l’État islamique, quel serait selon vous le meilleur scénario afin que le pays retrouve la paix et la stabilité ?
Je préfère parler de scénario le plus réaliste. Parce qu’en politique étrangère, “le mieux est souvent l’ennemi du bien”. Aujourd’hui, le scénario le plus réaliste est que le gouvernement syrien retrouve le contrôle le plus large possible de son territoire, face à la branche syrienne d’Al Qaïda dans le gouvernorat d’Idlib, dans la zone contrôlée par l’armée turque à Al-Bab ou par d’autres rebelles à la frontière jordanienne et israélienne. On considère aujourd’hui que l’armée syrienne contrôle plus de la moitié de la surface du pays et trois-quart de la population. Une fois la situation militaire rétablie, il sera temps de passer à une grande négociation politique qui verrait le régime d’Assad se libéraliser comme il avait commencé à le faire au début des années 2000 et accorder une autonomie assez large aux Kurdes. Mais attention à ne pas inverser le calendrier, ce serait mettre la charrue avant les bœufs. Il ne peut y avoir de solution politique négociée qu’une fois le territoire sécurisé et débarrassé de la menace djihadiste. Toute solution qui fait du départ de Bachar Al-Assad un élément de la négociation est vouée à l’échec, parce que complètement déconnectée de la situation en Syrie et des rapports de force sur le terrain.
La création d’un État kurde indépendant est-il possible et souhaitable ?
En Irak, comme en Syrie, cela paraît prématuré. Les quatre grandes nations qui ceinturent le Kurdistan y sont opposés pour la bonne et simple raison que cela empiéterait sur le territoire irakien, turc, iranien et syrien. Une autonomie assez large sur le modèle irakien doit suffire à récompenser les efforts des Kurdes Syriens dans cette guerre qui dure depuis 2012. Le Moyen-Orient est en ruine et ne peut se payer le luxe d’une nouvelle guerre entre les Kurdes et leurs voisins, voire entre Kurdes. Une déclaration unilatérale d’indépendance est un casus belli qui aggraverait la balkanisation ethnique de la région. Bagdad est aujourd’hui à deux doigts d’engager les hostilités contre Erbil. Il faut toutefois prendre en compte le nouveau rapport de force sur le terrain. Et les Kurdes ont beaucoup de cartes dans leur jeu, ils occupent Rakka et Kirkouk. La négociation diplomatique est urgente si on veut éviter une nouvelle guerre.
Le 25 septembre dernier, Emmanuel Macron a déclaré : “La France est aux côtés des chrétiens d’Orient.” Voyez-vous dans cette déclaration la marque d’un intérêt sincère pour cette question ou uniquement la reprise d’un vieux leitmotiv de la diplomatie française que certains estiment plus symbolique qu’autre chose ?
La diplomatie française a toujours eu peur de gêner les chrétiens d’Orient en les défendant trop ouvertement. Or si cela était louable quand le nationalisme arabe dominait et que les chrétiens y étaient des acteurs incontournables, à l’égal de leurs compatriotes musulmans, cela ne l’est plus à partir du moment où ils sont menacés de mort par les islamistes. Il est dans l’intérêt de la France de se porter à leur secours, ne serait-ce que pour conserver la diversité et la pluralité historique de cette région. Les paroles réconfortantes sont bienvenus, mais comme en amour, il faut des preuves. Or le point de vue des Églises d’Orient a été largement négligé en France depuis que la guerre a commencé en Syrie. On ne serait épargné bien des erreurs si Paris avait été davantage à l’écoute des chrétiens d’Orient. Les Russes l’ont fait et ils ne se sont pas trompés.
Croyez-vous possible un retour des chrétiens d’Orient de Syrie et d’Irak sur leurs terres ?
Absolument et c’est une priorité pour l’équilibre de la région. Pour l’ensemble des réfugiés d’ailleurs. Au Levant la question est tout simplement vitale pour conserver un équilibre entre les communautés. Les Églises et les ONG ont un rôle très important à jouer. Elles doivent tout faire pour que les réfugiés puissent revenir vivre sur leurs terres. Le règlement politique des conflits, ou le réalisme diplomatique, sont les seules options pour stopper la pompe aspirante migratoire au Moyen-Orient.
Propos recueillis par Benjamin Fayet.