Dominique Leverd est de la génération de François Beaulieu et Claude Brosset. Il a joué avec Jean Marais, Suzanne Flon, mis en scène Fanny Ardant, Michel Favory et a joué près de 120 rôles et signé une quarantaine de mises en scène. Aujourd’hui, il forme des comédiens et cela dure depuis trente ans. Rencontre avec un homme de théâtre éveillé, pour qui « Tout commence par le Verbe ».
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Aleteia : Comment devient-on comédien ?
Dominique Leverd : C’est inexplicable. Être comédien, c’est une vocation. Plus qu’une vocation, c’est un sacerdoce. C’est le don de soi. On ne choisit pas d’être comédien. On se sent comédien. On est choisi par cela. Il n’y a dans le fait de devenir comédien, ni choix, ni réflexion. C’est impératif et évident.
Vous avez une longue carrière. Pouvez-vous nous raconter votre parcours artistique ?
J’ai commencé ma formation chez Blanche Ariel, puis je suis allé au Centre national de la rue Blanche et enfin au Conservatoire. L’année 1968 a été pour nous un effondrement des valeurs, une vague de destruction de tout ce qui faisait la beauté du métier et surtout le désespoir de voir que l’establishment suivait ce mouvement par démagogie. À ce moment-là, on perd tout. Tout est aboli, il n’y a plus de “théâtre”, le mot même prend une connotation négative, trop “bourgeois”. C’est un coup de poing.
C’est à ce moment-là que j’ai conscientisé le sens de mon métier. Au milieu de metteurs en scène idéologues, intellectuels, parfois nihilistes, qui faisaient de la déconstruction au profit de leurs propres fantasmes ou idéologies, je suis revenu à la mission originelle de l’artiste : le devoir de l’homme de théâtre c’est de transmettre l’esprit et la lettre de l’auteur.
Vous avez pris une sorte de maquis artistique ?
J’ai créé une compagnie avec laquelle j’ai monté Polyeucte de Pierre Corneille : pour moi, c’était symbolique. Polyeucte est un sommet du théâtre français, un chef-d’œuvre de la littérature dramatique. En montant cette pièce, je disais : “Voilà ce que je pense, voilà ce que je suis, voilà au nom de quoi je fais du théâtre”. J’orientais le public vers la source de l’art et du théâtre en particulier : je montrais qu’elle est par définition spirituelle. C’était une manière de dire : « Dieu est là ».
L’année d’après, j’ai monté Le Maître de Santiago de Montherlant, non pas par choix intellectuel, mais parce qu’il fallait monter les grands auteurs qui portent un message exceptionnel. J’ai monté un certain nombre de chefs-d’œuvre du théâtre français, Tête d’Or de Claudel, Les Femmes Savantes, Miguel Mañara… Et j’ai fondé un mouvement appelé « Art et Lumière », qui s’ouvrait pas seulement au théâtre mais à toutes les disciplines artistiques, parce qu’elles ont les mêmes lois, les mêmes valeurs, les mêmes sources, les mêmes finalités…
Quand avez-vous décidé de former des comédiens ?
Quand un comédien commence à mettre en scène, petit à petit les professionnels du métier ne pensent plus à lui comme comédien. Jean-Louis Barrault me l’avait dit. Et puis, il faut dire que les programmations m’intéressaient moins. Quand on me proposait de jouer Mon cul sur la commode, je préférais monter Dialogues des carmélites. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
C’est en engageant des comédiens pour jouer que je me suis rendu compte que mai 68 avait absolument dégradé le métier de comédien. L’enseignement au Conservatoire était devenu un chaos. Je me suis dit qu’il fallait former les gens, qu’il fallait passer le flambeau et que je devais transmettre ce que j’avais reçu.
Pourquoi avoir donné à votre école de théâtre le nom de Verbe et Lumière ?
Parce que le théâtre est l’art du Verbe. Et que le Verbe est la lumière des hommes, comme dit saint Jean. Ce n’est pas un jeu de mots. C’est fondamental. Le Verbe c’est la parole intérieure et extérieure. C’est l’intention et l’expression. Comme dit saint Augustin, il y a un verbe intérieur : je vis quelque chose en moi et je l’exprime. C’est le rapport du Père avec le Fils. Le Père ne se manifeste pas, Il se manifeste totalement dans le Fils.
Et la lumière, parce que le Verbe éclaire. Parce qu’avec quelques mots, je peux totalement éclairer le cœur d’un homme, ne serait-ce que sur le plan humain. Et inversement, avec quelques mots je peux détruire quelqu’un. Si je répète à un élève qu’il n’est pas bon, je ne changerai rien en lui. Mais si je lui dis ce qui est bien, j’éclaire son travail.
Votre ascèse personnelle, est-ce que c’est une conversion ?
Je préfère parler de seconde naissance. À ce moment-là, je suis né au sens spirituel de ma vie. C’est une conscientisation intérieure, une affirmation qui se manifeste en vous, dont vous êtes à la fois acteur et témoin, qui s’imprime en vous, qui consacre votre vie toute entière, et une fois que c’est là, vous vous dites « c’est cela et pas autre chose ». Évidemment, quand on a vu la lumière, la beauté des choses, on n’a plus envie de regarder la laideur et ce qui dégrade.
Votre seconde naissance s’est donc fait en pleine corrélation avec votre art ?
Oui ces deux dimensions de ma vie sont inséparables. L’une amène l’autre. Tout mon voyage spirituel est totalement inhérent à mon activité artistique. L’activité artistique est une activité intérieure, spirituelle et non pas psychologique.
Qui ont été vos maîtres artistiques ?
J’ai eu la chance de rencontrer des hommes remarquables sur mon chemin de comédien. Parmi ces êtres remarquables, il y a ma mère. J’ai également intégré les petits chanteurs à la Croix de bois ; c’est une formation extraordinaire qui a compté énormément dans ma vie. J’y ai rencontré Mgr Maillet qui est toujours resté un exemple pour moi. Je pense aussi à ceux qui m’ont formé en tant que comédien : Henri Rollan, Jean Meyer… Ils savaient ce qu’est le théâtre.
Les chrétiens ont parfois tendance à prendre le théâtre comme moyen d’évangélisation. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a pas plus de théâtre chrétien qu’il n’y a de théâtre de droite ou de gauche. L’idée tue l’art. Dès qu’il y a une quête de vérité authentique à l’intérieur, c’est une quête de Dieu. Parce que Dieu est la vérité. Ce n’est pas un jeu de mots, c’est une réalité ! Je déplore qu’on fasse de l’art un moyen de propagande ou de prosélytisme. À partir du moment où je regarde l’homme traversé par ses passions positives ou négatives, je regarde la personne humaine dans son unité et sa vérité, avec toute sa contradiction bien sûr. Mais dès lors que je contemple la vérité de la personne humaine, dès lors que je regarde la beauté du monde, je m’approche de la beauté de Dieu.
Théâtre et Église n’ont pas toujours fait bon ménage. Quel regard portez-vous sur ces relations parfois complexes ?
Je crois qu’il faut faire une distinction entre le clergé — qui sont des hommes comme nous tous, c’est-à-dire imparfaits qui peuvent faire des erreurs — et l’Église. L’Église, Corps Mystique du Christ porte le message du Seigneur. Oui, des hommes se sont trompés sur les comédiens, mais à côté de cela, le théâtre est né chez les Jésuites, Jean Paul II écrivait du théâtre et jouait ses pièces… Et l’excommunication a été abolie grâce aux travaux du révérend père Carré, très grand personnage et membre de l’Académie française. Ce dominicain s’est battu pour la cause des comédiens, avec Georges Le Roy, de la Comédie Française, et tous deux ont obtenu que l’excommunication soit levée.
Y a-t-il un rôle que vous avez préféré ?
Je ne sais pas. Que je joue Rodrigue, Lorenzaccio, Karamazov, Clitandre… c’est toujours la même passion, la même disposition intérieure. C’est comme si vous demandiez à mon œil ce qu’il préfère regarder.
Je vois la vie, je ressens tout. Un rôle, c’est voir et sentir. C’est être éveillé à la multiplicité des formes et des sentiments qui habitent l’homme. Le théâtre nous met dans une relation physique avec les choses, nous demande une « sensivité » extrême à tout « au silence et au tremblement d’un arbre et à l’explosion d’une bombe atomique”, comme disait Henri Rollan.
À quoi aspire un comédien qui a joué plus de 120 rôles, signé une quarantaine de mises en scène et formé des comédiens pendant trente ans ?
À continuer !
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