Dans son dernier livre, le frère Daniel Bourgeois s’est penché sur une thématique originale : la place de l’alimentation dans les Évangiles.
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Daniel Bourgeois, chargé de la paroisse Saint-Jean-de-Malte à Aix-en-Provence, est moine diocésain et docteur en théologie. Il vient de publier un passionnant Jésus de Nazareth (Payot), dans la collection “biographie gourmande”. Dans cet ouvrage d’une remarquable érudition et néanmoins accessible, il met l’accent sur l’importance des repas dans la Bible, notamment dans les Évangiles. Entretien.
Aleteia : Quelle est l’idée initiale qui vous amené à la rédaction de ce livre ?
Daniel Bourgeois : Tout d’abord, je n’ai pas voulu publier dans une collection “catholique”. Non pas que je sois contre ! Mais je pensais qu’il fallait atteindre un public plus large, et les “biographies gourmandes”, c’est aussi une certaine conception de l’histoire. Les problèmes de cuisine sont le reflet de considérables réflexes sociaux : pouvoir, hospitalité, échange, convivialité… On est trop souvent orienté dans une direction idéologique de la religion, mais Jésus s’est révélé dans les comportements les plus simples et les plus essentiels, comme la façon de manger.
C’est donc un livre au croisement des dimensions spirituelle et historique ?
Et humaine ! Quand on dit “Il s’est fait homme”, on ne dit pas simplement qu’il a poussé, comme un champignon dans l’humanité, pour tout d’un coup nous rapporter, vers trente ans, des choses sublimes sur Dieu qui allaient être retranscrites dans saint Jean. La Révélation du Christ s’est faite à travers le choix d’un certain nombre d’amis, d’une certaine indépendance sociale… Le nomadisme n’était pas habituel en Israël. Pour se nourrir, Jésus dépendait de ses hôtes, pas tous forcément recommandables. C’est aussi ça, la Révélation. Jésus était très conscient de l’importance des gestes de la table, il s’y est parfois plié, et parfois il les a complètement transformés.
D’ailleurs, la difficulté de trouver de quoi se nourrir, et le fait de manger avec des gens “peu recommandables”, laisse supposer que Jésus n’a pas toujours respecté les codes alimentaires juifs.
Vous savez, on insiste toujours dans les textes sur ce que les gens ne font pas. Si on dit qu’il faut faire attention à ce que l’on mange, cela veut dire que les gens n’y font pas vraiment attention. À l’époque de Jésus, les règles étaient déjà très contraignantes, et on peut douter que la majorité de la population parvenaient à respecter strictement la kashrout (code alimentaire dont est issu le terme kascher, ndlr).
La kashrout, permettant la séparation du pur et de l’impur, était-elle un signe d’élection ?
Si on veut. C’est devenu aussi une manière de se distinguer des populations païennes : “Quand je vis comme un juif à Babylone, je vais le montrer en ne mangeant pas certains mets”. Notamment les bêtes carnivores, car elles contiennent du sang d’autres animaux, ou les crustacés, parce qu’ils ne sont pas dans les “normes” des espèces sous-marines, c’est-à-dire des poissons… Mais tout ceci a fini par devenir très contraignant.
Vous tordez le cou d’ailleurs à certains clichés, encore largement véhiculés de nos jours. Je pense notamment à l’interdit sur le porc, que l’on justifie historiquement par des raisons non pas spirituelles, mais hygiéniques.
Attention aux anachronismes ou au concordisme [manière d’interpréter des textes sacrés au regard de connaissance scientifiques actuelles, ndlr] . Vous imaginez bien qu’à l’époque, il n’y avait pas de réfrigérateurs dans les souks ! Aucune viande ne pouvait se conserver. L’interdit lié au porc s’explique très probablement par le fait que cet animal était considéré comme impur. À l’époque, personne ne savait ce qu’était un microbe. Quant à la volonté de se distinguer au sein de telle ou telle société, dont nous parlions plus haut, elle n’est venue qu’après.
Pour rester sur les interdits, et mesurer la distance qu’a prise Jésus vis-à-vis de la Loi, vous insistez sur ce moment où il fait remarquer que l’impur n’est pas ce qu’on ingurgite, mais ce qui peut ressortir de notre bouche.
Oui, mais il faut le prendre au sens spirituel. Jésus dit que ce n’est pas ce qui rentre dans l’homme qui peut le souiller, mais ce qui en sort. Autrement dit, l’impur n’est pas dans la nourriture ou dans toute autre chose venue du Cosmos, mais dans ce que l’on risque d’en faire, verbalement, spirituellement, techniquement… La liberté nous rend responsable.
Cela dit, et c’est un passage passionnant de votre livre, vous défendez les pharisiens ! Jésus n’a pourtant pas été très tendre avec eux…
Oui, je les défends ! Il est vrai que Jésus a été dur avec eux, mais ils étaient loin d’être les plus dangereux. Ils tenaient à ce que le peuple ait connaissance de la Loi. Donc dans la société, on peut dire qu’ils jouaient le rôle de vulgarisateurs. Ils étaient proches des gens, leur donnaient des conseils, contrairement aux scribes, aux légistes ou aux grands prêtres qui regardaient le peuple de haut. Aujourd’hui, dans l’Église, nous pouvons faire face à des problèmes assez similaires.
Venons-en maintenant au plat de résistance de votre ouvrage : la Cène. C’est l’événement incroyable où Jésus se livre lui-même à manger. Vous avez une interprétation très intéressante de cet épisode fondamental.
Je reprends ici la chronologie de saint Jean : Jésus anticipe le repas pascal le jeudi soir. Parce qu’il sait qu’il va être arrêté, sans doute le vendredi matin avant que la foule n’inonde Jérusalem et ne risque de créer une émeute. Suivant cette chronologie, il est mis sur la croix au moment où on immole l’agneau. Mais il a voulu fêter le repas pascal la veille… C’est peut-être le seul homme à avoir organisé un Banquet le jour de sa mort ! Et pourquoi tient-il à ce repas ? À mon avis, cela veut dire plusieurs choses : la mort qu’il va subir doit être associée à la fête de Pâque qui symbolise la libération du peuple Juif d’Égypte. Mais il veut également recentrer cette Pâque sur sa personne : l’agneau, c’est lui. Et puis il se donne, non pas sous la forme de l’agneau, mais du pain et du vin. Il relie ainsi le passé (l’Égypte), le présent (ce banquet avec ses disciples), et le futur du Royaume (avec le banquet qu’il représente). Ce qui est incroyable, c’est que Jésus a voulu que le lien symbolique soit le fait de manger ensemble. À mon avis, il délaisse l’agneau pour suggérer que c’est lui-même qui marquera la continuité entre ce monde-ci et le Royaume, continuité incarnée pour nous par le pain et le vin.
La question du repas apparaît vraiment fondamentale. Dans l’Épître aux Galates, Paul sermonne Pierre qui, ne résistant sans doute pas à la pression sociale, cesse de partager la table avec les païens. La réaction violente de Paul montre à quel point cette question du partage était cruciale.
Oui, car sans partage, pas d’unité chrétienne. Pierre, ou d’autres, n’ont pas facilement cessé de vivre selon les préceptes judaïques. La transition fut plus simple pour Paul, sans doute parce qu’il a toujours vécu avec les païens. En voyant la difficulté pour les Juifs eux-mêmes de respecter la kashrout, il a dû lui paraître absurde de vouloir l’imposer aux non-Juifs. Enfin, si les interdits alimentaires avaient été maintenus après la venue du Christ, cela aurait voulu dire qu’il ne nous avait pas totalement sauvé.
On comprend, à la lecture de votre livre, que Jésus a brisé les interdits pour mettre l’homme face à sa liberté. Ce qui, paradoxalement, nous permet de parler du jeûne ! En effet, lorsque vous évoquez les quarante jours passés dans le désert, vous employez l’expression de “suprême liberté”.
Aujourd’hui, le jeûne est un moyen de purifier les toxines ! Dans l’Antiquité, il reste une expérience de fragilité et de mortalité. Le jeûne de quarante jours est une expérience limite face à la mort des hommes. C’est librement que Jésus souhaite vivre cette expérience radicale face à la mort, que l’on peut mettre en parallèle avec sa Passion. La question qu’une telle expérience pose est la suivante : face à la mort, comment je m’en sors, et comment je me comporte ?
Votre ouvrage commence par le mot “Église”, et s’achève par celui de “Royaume”. Est-ce volontaire ?
C’était un peu volontaire, au sens où je savais que je partirais de l’Église : personnellement, l’assemblée chrétienne autour de la Communion est la première chose que j’ai comprise de notre foi, dès mon plus jeune âge. L’Église, ce fut d’abord pour moi l’endroit où tout le monde mangeait la même chose. Pour ce qui est du Royaume, il en est la continuité céleste, et Jésus y fait plusieurs fois allusion ; prenons par exemple : “Vous mangerez et boirez à la table de mon Royaume” (Lc 22, 30).
Propos recueillis par Kévin Contini.