Nouvel épisode de la série de rencontres — éclairées à la lumière de la foi chrétienne — effectuées pendant un voyage en Inde, au Bhoutan, au Népal, en Chine, à Hong-Kong, en Israël, en Palestine, au Liban, et en Iran entre octobre et décembre 2016.
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Vârânasî, ville sainte de l’hindouisme, plus connue en Europe sous le nom de Bénarès, a été construite au bord du Gange, le fleuve sacré qui, d’après les mythes hindous, coule directement du dieu Shiva. Au son des trompes et des clochettes, les prêtres y récitent des mantras, des poèmes inchangés depuis 5000 ans. Des foules d’hindous âgés viennent mourir ici dans l’espoir d’échapper enfin au monde des hommes et de ne faire qu’un avec l’atman, l’esprit. Ils y viennent purifier leur karma, qui est la facture à payer pour leurs actes mauvais, et par là même la libération du samsara, la roue des réincarnations. Cette ville est comme un portail vers le monde des dieux.
Certains hindous âgés espèrent mourir ici depuis plusieurs dizaines d’années, et il n’est pas rare de voir çà ou là un vieux brahman, pas encore mort mais déjà quasiment en décomposition, reposer à même la pierre de la rive sacrée. Après sa mort, le corps de ce vieillard sera brûlé et ses cendres seront jetées dans le Gange lors d’une cérémonie sur les Ghâts, les escaliers sacrés. Ces escaliers servent pour la purification du matin, et pour les incinérations du soir. C’est une succession de marches inégales en pierre qui descendent maladroitement jusqu’à l’eau du fleuve. Sur ces marches qui remplissent toutes la ville, à la pénombre de la nuit, se mêlent à des flammes incandescentes des jetées crématoires et l’odeur envahissante de chair brûlée qui rappelle la finitude de la pâte humaine, lorsque la loi de conservation de la matière de Lavoisier a remplacé l’Espérance.
Avinosh Panday est le guru – le maître – du temple Suttu, dédié à Kalbero, le Dieu noir de l’alcool. Pour le rencontrer, il faut passer par une porte minuscule et bien cachée au milieu d’un Ghât. Ornée d’inscriptions en hindi rouge sang sur fond jaune, elle est si petite qu’il faut s’incliner à quatre pattes pour la franchir. Puis, après un long couloir décoré des visages de grands maîtres spirituels, voici l’homme. Il siège au fond d’une pièce toute petite où les fidèles viennent lui embrasser les pieds à tout moment, plusieurs fois même pendant que nous discutons. Son vêtement traditionnel rouge et jaune contraste avec son maillot de corps taché de sauce. Cependant, son regard fier et perçant est celui d’un chef et sa barbe est parfaitement taillée. Une dizaine de colliers superposés montrent qu’il est un homme de responsabilités.
“Je suis comme un petit enfant, je sens les choses et je les vois”
Il répond à mes questions avec une énergie surprenante, comme s’il s’adressait au monde entier. Il affirme qu’il sait lire dans les cœurs et sentir quand quelqu’un lui ment. C’est sa principale qualité. “Je suis comme un petit enfant, je sens les choses et je les vois. Il n’y a aucune obscurité dans ma vie. Je suis libre, complètement libre, et Kalbero me bénit en tout temps.” Il m’explique que sa principale motivation est d’aider les pauvres, que c’est ce qui le remplit de joie. “L’esprit s’occupe de nous et il ne faut jamais s’en faire. C’est la seule chose que je sais, mais elle suffit. Il n’y a pas besoin de grand discours, car l’esprit nous protège. Lorsque je mourrai, je n’aurai pas de conseils à donner, mais j’aiderai d’en haut les gens, plus qu’ils ne peuvent l’imaginer.” Je l’ai vu de mes yeux quêter avec insistance lors des cérémonies au bord du fleuve, prélevant des montants très importants à des gens qui ne semblent pas même avoir de quoi vivre. Il conclut avec un sourire énigmatique : « Pour pouvoir aider, j’ai besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Avec l’argent on peut tout faire. »
Il n’y a pas que la mort qui fascine à Vârânasî : la vie aussi. Dans les toutes petites ruelles de la ville, qui semblent construites pour des gnomes, grouillent motos, femmes et enfants, vaches et buffles sacrés, vélos chargés miraculeusement de bambous pour les échafaudages, singes, brahmanes gras comme des moines et chariotes brailleuses des vendeurs de légumes. C’est là que le touriste se fait bousculer lorsqu’il sort de l’itinéraire en cage dorée du Vârânasî “traditionnel” que lui a concocté son agence de voyage, lassé des loueurs de barques, des marchands de poudre rouge et des bénédictions de faux pandus. Alors, sortant des sentiers battus, ce sont les mendiants qui l’attendent, au milieu des crachats rouges, des klaxons, et des bouses de vache. À cause des touristes, la ferveur populaire est polluée par des spectacles folkloriques qui remplacent les pujas – les cérémonies du culte hindou – et les pêcheurs traditionnels se font loueurs de barques puis dealers de haschisch.
À l’image de la tunique de Nessus qui, offerte à Héraclès, lui causa de terribles brûlures, cette densité spirituelle est un présent funeste dans un bel écrin. Le bruit envahissant qu’il produit assourdi notre oreille interne. On croise ainsi à Vârânasî les milliers de déshérités venus du monde entier, qui collectionnent les lieux saints de la planète comme un autre collectionnerait les timbres, avant de se demander si ce qu’ils cherchent ne se trouve pas déjà en eux : comme était la lettre de la nouvelle policière d’Edgar Poe, cachée en évidence sur le bureau du criminel, et comme est la Parole du Seigneur, déposée secrètement au fond de notre cœur quand l’homme la cherche au delà des mers (Dt 30, 11—14).
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