Oui mais. L’Église a fini par s’accommoder, sinon à se rallier, à la démocratie libérale. En revanche, le capitalisme libéral, dominé aujourd’hui par la sphère financière, appelle un discernement critique.
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Un peu d’histoire
Le libéralisme est à la fois un mouvement historique et une idéologie fondée sur le principe de l’autonomie individuelle. L’enjeu en est le rapport entre, d’une part, la vérité de l’homme dans sa liberté et, d’autre part, la justice sociale. Comme pour le marxisme, l’Église a distingué le libéralisme comme “idéologie condamnable” du libéralisme comme “mouvement historique” avec lequel on peut, dans la pratique, composer. Jean-Paul II, en 1981, dans Laborem exercens (LE 14, 3-4) rappelle en outre le primat du travail sur le capital et promeut la participation, non seulement au profit, mais également au pouvoir dans l’entreprise. Il écorne ainsi le droit exclusif des actionnaires.
Faire triompher la justice
Dès l’encyclique inaugurale du 15 mai 1891 Rerum novarum (RN) Léon XIII prend acte de la disparition de l’ancienne organisation du travail qui insérait les ouvriers dans des solidarités corporatives et professionnelles. L’encyclique avance que les deux classes sociales (patrons et ouvriers) ainsi formées ne sont pas antagonistes (RN 15, 1) mais qu’elles doivent se coordonner pour faire triompher la justice. L’originalité la plus remarquable de cette première grande encyclique sociale est qu’elle se situe dans une perspective de réforme de la société. Elle va au-delà d’un appel à la conversion des mœurs et ne se contente pas de promouvoir la sensibilité sociale dont avaient fait preuve tant de chrétiens des siècles passés. Il est vrai que les catholiques sociaux, du XIXe siècle notamment, furent le plus souvent antimodernes et bien peu libéraux.
Un dilemme à discerner
Vu sous l’angle d’un mouvement historique dont le catholicisme ne remet pas en cause les deux prémisses institutionnelles, propriété privée et salariat, les effets sociaux du capitalisme libéral ont cependant provoqué une parole de discernement critique : d’un côté l’efficacité de la production favorisée par la concurrence ; de l’autre côté les dérives trop réelles du système de marché laissé à lui-même sans autre règle que celle des préférences individuelles. Le marché libéral a des effets sociaux injustifiables dénoncés dès Rerum novarum. Jean-Paul II dans l’encyclique Centesimus annus (1991) soulignait le dilemme : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources [sous-entendu productives] et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les besoins “solvables” parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat. » (CA 34)
Les déficits institutionnels et politiques du capitalisme libéral
Benoît XVI dans Caritas in veritate (2009) rappelle les effets délétères du capitalisme libéral. Le corps, la société, la communauté humaine, aucune dimension de la vie n’échappe à la logique marchande : outre la faim dans le monde, exacerbée par la spéculation financière sur les produits agricoles, l’accès à l’eau potable qui s’annonce comme l’enjeu stratégique majeur des années à venir, la pollution devient une préoccupation immédiate. Élargissant nettement la voie ouverte par Paul VI dans Populorum progressio en 1967 (qui allait déjà bien au-delà d’une vision purement économique du développement), Benoît XVI souligne les déficits institutionnels et politiques du capitalisme libéral qui induit une culture individualiste au grand dam de la personne humaine « qui doit être préservée car elle est le sujet qui, le premier, doit prendre en charge la tâche du développement.» (CV 47)
Ne pas séparer les questions économiques, politiques et sociales
L’urgence de la question écologique pose à frais nouveaux le problème – non résolu par la pensée libérale, car écarté facilement – de l’interpénétration de l’économique, du social et du politique. L’encyclique Laudato Si’ (LS) du pape François, en 2015, intègre dans un humanisme écologique les questions économiques, politiques et sociales, qui sont séparées par le libéralisme : « Ainsi, il devient manifeste que la dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées » (LS 56). Une vie authentiquement humaine ne peut s’exempter du soin de la création et des créatures, et le souci de la « maison commune » ne saurait être laissé aux simples jeux du marché qui externalisent et ne prennent pas en compte les coûts écologiques et sociaux (LS 195). Le marché peut être, dans certaines conditions, le moyen de gérer la transition vers une écologie intégrale, mais il reste exposé aux dérives spéculatives.
François articule ce que la pensée libérale a disjoint
Finalement, en situant le développement humain non pas simplement dans l’espace sociopolitique, mais aussi dans la longue durée où la société actuelle est en dette écologique envers les générations à venir, le pape François articule ce que la pensée libérale a disjoint : le social, l’économique et le politique. Il enrichit la panoplie des droits humains et met la rationalité instrumentale moderne au service d’un rapport au monde sans exclusive.
L’économie de la connaissance au risque de l’incertain
Dans le champ du libéralisme économique, la lacune la plus massive touche, comme l’a entrevu Jean-Paul II dans Centesimus annus en 1991, l’économie de la connaissance (dont procède la sphère financière) : « Si autrefois le facteur décisif de la production était la terre, et si plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres » (CA 32). Sont aujourd’hui bien repérables les effets de l’économie de la connaissance sur les tribulations sociales – notamment les effets de la finance qui se nourrit de l’incertain. En témoigne parmi d’autres phénomènes la façon dont les marchés financiers valorisent les entreprises. La valeur du capital immobilisé diffère de celle du capital immatériel (au-delà des brevets, le know-how, l’organisation, la culture d’entreprise, l’image de marque). Cette différence (que les financiers appellent le Good Will) représente souvent la part essentielle d’une valorisation fondée sur des anticipations toujours risquées car baignées dans l’incertain.
Il y a ceux qui peuvent se prémunir et les autres
L’économie de la connaissance est le corollaire de la spécialisation et donc de l’accroissement des risques, renforçant le pouvoir de la finance et ses conséquences : la divergence entre ceux qui peuvent se prémunir contre les risques économiques et ceux qui ne peuvent pas se couvrir contre les aléas du marché. Le pape François le rappelle dans l’encyclique Laudato Si’ en reprenant à son compte le principe de précaution, corollaire paradoxal mais nécessaire de la modernité libérale : « Ce principe de précaution permet la protection des plus faibles, qui disposent de peu de moyens pour se défendre et pour apporter des preuves irréfutables. » (LS 184). L’enjeu en est une solidarité qui naît non des sentiments, mais des risques affrontés et subis en commun. Il s’agit de bien autre chose que de l’égalité des chances dont se gargarisent certains libéraux.