À l’occasion de la sortie du saisissant film de Martin Scorsese, “Silence”, le père Pascal Ide livre une belle réflexion sur la tentation.
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Avec la tentation, nous touchons ici à ce qui est, pour moi, l’apport le plus riche du film et du roman. Tous deux posent la question troublante : quelle rédemption pour les lâches ? Il ne s’agit plus ici du salut des petits (le peuple des paysans méprisés des shoguns) qui sont grands aux yeux de Dieu, car ils sont riches de la foi qu’ils accueillent humblement. Mais il s’agit des plus petits parmi les plus petits que sont au fond les pécheurs. Quel salut peut attendre celui qui ne cesse de trahir, de retomber dans la même faute sordide ? Voire est-il en droit de croire à sa rédemption ?
Kichijiro n’est pas seulement lâche, il est un hypocrite qui se donne d’autant plus le droit de piétiner l’image du Christ ou de sa mère qu’il sait pouvoir recevoir le pardon dans la confession. N’est-ce pas une objection souvent entendue : « C’est facile d’être chrétien. Je peux faire le mal que je veux, du moment que je demande pardon après » ? D’abord, l’objection fait fi de la principale condition pour que le sacrement produise son fruit : la contrition, donc la ferme résolution de ne pas rechuter. Or, même si Kichijiro ne cesse de recourir au pardon du prêtre pour la même abjecte veulerie, personne n’a le droit ni même ne peut savoir ce qui se passe au fond de son âme. Ce pécheur ivrogne est, depuis la première rencontre, un misérable qui appelle la miséricorde.
« Jésus se livre à celui qui le livre »
Surtout, la question ici posée est celle à laquelle tente de répondre le chapitre central de l’évangile selon saint Jean : la trahison de Judas (Jn 13,21-30). Judas, l’anti-disciple bien-aimé, fut la grande souffrance du cœur de Jésus. À la trahison de celui qui a tout reçu, Jésus n’a qu’une réponse : se donner encore plus. Selon un heureux jeu de mots – que permet le grec comme le français – de l’exégète belge Yves Simoens : « Jésus se livre à celui qui le livre ». Au fond, Kichijiro est ce que ni Inoue, ni le démon ne peuvent comprendre : il est la botte secrète de Dieu. En effet, la violence qui intimide le pousse à la trahison et celle-ci à l’autodestruction. Mais c’est au moment où il est totalement anéanti, au moment où la victoire de l’Ennemi semble totale, que surgit le sursaut totalement imprévisible du repentir qui est la face humaine de la miséricorde divine. Plus, c’est Judas contrit qui, en implorant le pardon encore et encore, redonne au père Rodriguez sa dignité et sa mission de prêtre. Davantage encore, c’est cet apostat repenti qui, à l’insu du shogunat, va transmettre la foi chrétienne à un peuple japonais privé de ses pasteurs, mais pas de la loi de ses laïcs. L’on comprend dès lors qu’Endô et Scorsese aient été fascinés par ce Samsagace qui assure paradoxalement la continuité (et le sens) de l’intrigue.
La quête sincère d’une réparation après sa trahison ?
Dans le roman, le père Rodrigues trouve un sens à son apostasie : désormais, il pourra accompagner la plus pauvre des brebis que le pasteur ne peut abandonner (Lc 15,1-7 ; Jn 10,11-15). Mais comment démêler, dans cette intention seconde, ce qui relève de l’autojustification et ce qui relève de la quête sincère d’une réparation après sa trahison ? Dans le film, cela apparaît moins clairement. En revanche, la dernière image est à la croix lovée dans la main du père Sebastião et le dernier mot à l’admirable devise jésuite : « Ad majorem Dei gloriam », que l’on doit rendre par un comparatif et non par un superlatif : « Pour une plus grande gloire de Dieu ». Dans l’état pérégrinant de pécheur qui ne cesse de chuter et se relever, l’enjeu est de ne jamais désespérer et de chercher toujours le salut, la volonté et la gloire de Dieu.