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Dom Samuel Lauras, converti après quelques années tumultueuses, entre en 1983 à l’Abbaye Notre Dame de Sept–Fons, fondée en 1132, de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance dit “Trappiste”. Il est aujourd’hui abbé de Nový Dvůr, une fille de Sept-Fons fondée en République tchèque en 2002.
Aleteia : Vous venez de publier un livre aux éditions Artège (Comme un feu dévorant, 2016), que vouliez-vous partager aux lecteurs ?
Dom Samuel : Comme un feu dévorant est le fruit d’une démarche intérieure. Je suis moine. J’aime ma vocation. Je me suis trouvé confronté comme tous les chrétiens à une actualité difficile. Pour soutenir ma fidélité, j’ai réfléchi en écrivant. Les débats autour de la famille, de la pédophilie – pas uniquement des prêtres – dans le monde d’aujourd’hui, invitent l’Église à réagir. Mais comment ? Par la formation des moines et des religieux et de tous ceux que Dieu appelle librement à le suivre.
Ce sont de lourdes responsabilités. Les moines sont chargés de porter l’Église dans leur prière et de la soutenir dans sa mission. L’Église est un Corps, ceux qui prient – les moines et les autres – en sont le cœur. En acceptant sa vocation qui vient de Dieu, et en y consentant de manière intelligente et volontaire, le moine participe à la sainteté de l’Église. Un très beau mot définit notre rôle : la suppléance. Nous agissons au nom des autres, nous portons leurs fardeaux.
Pourquoi se pencher sur l’actualité quand on vit la “permanence” ?
Un jour, un frère m’a dit : « Si j’avais eu vingt ans en Allemagne, en 1939, serais-je devenu nazi ? Oui, sans doute… » Si j’envisage les maux de la société et de l’Église comme quelque chose qui ne me concerne pas, qui vient des autres, si je me mets en dehors, comme si j’étais dans le camp des purs, je ne peux agir sur le mal. Le mal est une réalité que nous combattons d’abord à l’intérieur de notre propre cœur. Tout ce que je fais, bien et mal, a un impact sur la société dans laquelle je vis et sur ma propre communauté. Tout ce que je fais concerne les autres, et ce que font les autres me concerne. Par exemple, la presse chrétienne a mis en doute la formation donnée dans les instituts religieux, les monastères, et la relation paternelle, essentielle à cette formation. Grâce à Dieu, le noviciat de l’abbaye de Nový Dvůr est vivant. Je suis donc concerné par ce débat.
Depuis quand vivez-vous en République tchèque ?
Des jeunes tchèques sont entrés à l’abbaye de Sept-Fons où j’étais moine, après la Révolution de velours. Mon premier voyage là-bas date de 1994, cinq ans après la chute du mur. La Tchécoslovaquie communiste était encore apparente. Le grand-père, le grand-oncle de plusieurs frères ont été en prison. La persécution n’est pas, pour nous, une réalité théorique ou éloignée. Le père d’un jeune qui venait de passer plusieurs mois avec nous a dit, un jour, au maître des novices : « Le combat que j’ai mené pour la liberté, ces deux ans de prison dans ma jeunesse, était-ce pour en arriver là ? »
La liberté, c’est la Terre promise. C’est une promesse dont on ne peut s’emparer. Moïse l’a contemplée avant de mourir, mais n’y est pas entré. Elle est réellement promise, elle oriente tous nos actes, mais personne ne peut ni ne doit s’y installer. Nous devons reprendre conscience que la Terre promise est et demeure une promesse.
Un thème récurent dans la vie du bienheureux Paul VI, après Vatican II. La désillusion que l’Église a éprouvée quelques années après le Concile est profondément inscrite dans la pédagogie divine. C’est encore un thème de la tradition monastique, une expérience que tout moine doit faire et inlassablement approfondir : Dieu nous conduit au désert. Sa promesse est une vraie promesse. Il ne nous décevra pas. Mais ce n’est qu’une promesse.
Comment ce thème de la promesse éclaire-t-il l’actualité de l’Église ?
Nous sommes toujours tentés de nous croire arrivés au but. Bien sûr, l’Église est sainte et sans péchés, mais non sans pécheurs. L’oublier serait une profonde illusion. Nous devons éprouver cette réalité dans l’intime de notre propre cœur, face aux faiblesses de l’institution ecclésiale, aux misères des autres, aux échecs de nos propres vies, qu’elles soient familiales, sacerdotales ou religieuses, épiscopales… Face à nos échecs et à la perspective d’une Terre promise qui s’éloigne sans cesse à mesure que nous avançons, le doute nous assaille : Où est Dieu ? Les événements récents, difficiles pour les croyants et pour la société m’ont aidé à mieux comprendre ma vocation monastique et mon rôle d’abbé.
Dans Comme un feu dévorant, vous parlez longuement de la formation des moines, des religieux, des prêtres…
Le problème peut être présenté de manière très simple : Qu’est-ce qu’une vocation ? Si c’est Dieu qui la propose, sommes-nous libres de l’accepter ou de la refuser ? Les réactions spontanées des jeunes modelés par la culture contemporaine ne les disposent pas à se situer librement face à une proposition qui vient d’un autre. Même si cet autre est Dieu lui-même. Dieu continue à appeler des jeunes à son service, mais nous devons trouver une pédagogie qui les rende capables d’entendre cet appel, de discerner s’il vient réellement de Dieu, d’y répondre ou de le refuser. On risque ou bien de s’enfermer dans une sorte de passé idéalisé, ou bien d’essayer de s’adapter, au risque de mettre de l’eau dans son vin et de perdre l’essentiel. Dieu continue à appeler des jeunes. À nous de trouver les moyens de leur offrir, avec le temps, ce dont ils ont besoin pour répondre. Trouver une pédagogie nouvelle pour des personnes nouvelles, afin de transmettre l’héritage inchangé. Ce qui est vrai pour la vie monastique l’est aussi pour la vie religieuse, pour les séminaires, pour la transmission de la foi dans les familles.
Quel regard portez vous sur les jeunes ?
Beaucoup sont dépourvus de mémoire affective. Un jour ça va ; le lendemain, non. C’est normal. Mais quand ça ne va plus, c’est un drame. La mémoire affective tempère l’alternance de nos perceptions. Si ça ne va pas, je me souviens qu’hier ça allait. Je peux alors réagir à partir d’une perception inscrite dans le temps plutôt qu’à partir d’une perception immédiate. Cela stabilise. Une psychiatre spécialisée dans les addictions m’a dit que les jeunes qu’elle rencontre ne vivent plus sur un registre émotionnel, mais par rapport à des sensations. Essentiellement physiques… Or on ne peut construire un avenir ou une personnalité sur des sensations. Nous devons apprendre à ces jeunes ce qu’ils auraient dû découvrir dès l’enfance : choisir les sensations que j’accepte et celles que je refuse, pour des raisons fondées ; structurer ma vie émotionnelle par rapport à une vocation librement acceptée ; croire, comprendre ceux qui m’entourent et les aimer.
On sent que nous devons combattre dans cette société-là, combattre pour cette société qui nous corrompt. Cette lutte entre l’annonce de l’Évangile au plus grand nombre par les moyens du monde et la tentation de la modernité nous interpellent prodigieusement chaque jour. Si Aleteia s’efforce de rejoindre ses lecteurs sur les réseaux, c’est pour cette raison. Nous savons que les gens zappent, mais nous nous efforçons de les ouvrir aux mystères les plus profonds pour créer un dialogue, engager un cœur à cœur avec Dieu, même s’ils n’ont que deux minutes… Derrière, il y a le laminoire du reste qui les attend. La tâche est compliquée, l’attente est très forte. Mais parlons un peu de la République tchèque vue par un Français.
On m’interroge parfois en Tchéquie sur la crise que l’Occident a vécu depuis mon adolescence. J’avais 14 ans en 1968. Peu après 20 ans, j’ai laissé ma foi se perdre dans les sables. Le Seigneur me l’a rendue en 1982. Un an après, je suis entré au monastère. J’ai fait l’expérience de vivre hors de l’Église. Un jour, lors d’une réunion avec le Cardinal Duka qui fut en prison avec Václav Havel, quelqu’un a dit : « En République tchèque, grâce au communisme, le pire a été évité. » Le Cardinal a rugit : « Comment peux-tu dire grâce au communisme ? » Il avait raison. Il est vrai, pourtant, que la pression contre la foi chrétienne dans l’Europe communiste qui se poursuit actuellement dans d’autres pays, était claire et visible. Il était donc plus facile de se situer vis-à-vis d’elle. En France, les chrétiens qui ont la chance d’appartenir à des communautés vivantes ont du mal à voir la réalité, donc à réagir. Ici ou là-bas, fidélité et imperfections sont toujours mêlées. On voit souvent la réalité avec, d’un côté, des héros, de l’autre, des collaborateurs. C’est trop schématique.
Nous pouvons le constater chez des figures sacerdotales françaises : un peu de réseaux sociaux, un peu de mondanités mais toujours, une présence. Ainsi, ils rejoignent leurs frères là où ils se trouvent. C’est agaçant, mais ça peut faire du bien. Est-ce une attitude de compromission ?
Si nous prétendons vivre hors du monde, nous n’annoncerons pas l’Évangile. Les moines ne sont pas hors du monde ; ils vivent à l’écart du monde, à cause de leur vocation. Mais ils sont dans le monde. En étant dans le monde, tout l’art consiste à ne pas être « du monde », comme dit saint Jean. Alors, quelque chose se passe. Peut-être ferons-nous des erreurs. Je crois – j’en ai fait l’expérience – que le Christ est capable de changer un homme qui a fait des erreurs, ou même du mal, par sa puissance et grâce au soutien de l’Église. Je crois que le Christ est capable de faire de tout homme un homme nouveau. Attention à ne pas perdre la foi en la puissance de la grâce.
Église, société : c’est mieux à l’Ouest, ou à l’Est ?
Il nous est demandé chaque jour de dire oui ou non au mal. C’est notre condition d’homme, muni des bagages et de l’enseignement que nous avons reçus. La société nous pousse à des comportements qu’il est de plus en plus difficile de refuser. Où trouve-t-on la force de dire non ?
Dans mon livre, Comme un feu dévorant, je mets en rapport deux textes de l’Évangile. Celui où Jésus nous dit que regarder une femme avec désir, c’est déjà commettre l’adultère, et celui où il renvoie dos à dos les accusateurs de la prostituée : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! » La pédagogie du Seigneur consiste à tenir ensemble ces deux textes. Je ne puis transmettre la grâce, être ministre du Christ avant d’avoir moi-même reconnu mes fautes, celles que j’ai faites, celles que je continue à faire. Cette honnêteté est absolument indispensable. Mais le reconnaître, cela n’exige pas d’être transparent. Lucide, oui. Dès lors qu’une transparence absolue est exigée, on ne voit que les problèmes au risque de perdre confiance en la puissance de la grâce et dans le soutien que l’Église doit à ses fils et à ses filles. Mes frères m’aident à porter un jugement objectif sur ce que je suis, et à compter avec le pardon de Dieu qui peut faire de moi un homme nouveau.
Que penser alors d’Amoris lætitia ? « Couples, embrassez-vous, faites-vous des sourires », c’est peut-être cela dont nous avons besoin. Au lieu d’écouter ces paroles fortes, nous nous disputons sur une note de bas de page et remettons une pièce dans la machine pour nous écharper mutuellement.
Après la parution de l’exhortation (savez-vous qu’exhorter, en hébreu, a la même racine que consoler ?), un jeune père de famille abandonné par sa femme et qui veut réagir en chrétien s’est plaint de cette note. – Tu as lu le texte ?, ai-je demandé. – Non, seulement les commentaires ! – Alors, lis-le ! Le génie du pape François fut de ne mettre qu’en note la question dont tous parlaient. Il y a, dans ce choix, quelque chose à entendre.
Pour que cela fonctionne, il faut, dans le couple, accepter d’être deux ; dans votre cas, accepter de vivre en communauté. Vous cheminez ensemble dans la même direction, avec un horizon dégagé, un azimuth clairement fixé au départ.
Chacun a ses limites
Oui, il faut mûrir et revenir dessus… Ce n’est pas toujours facile ! Revenons à votre expérience en République tchèque. À l’Est, quoi de nouveau ?
La presse française s’étonne que les pays d’Europe de l’Est (en fait, c’est l’Europe centrale ! L’Est de l’Europe, c’est Moscou), que les pays autour de mon monastère n’aient pas les mêmes réflexes qu’en Occident. Niveau de vie économique, politique familiale, accueil des réfugiés… Nous ne réagissons pas comme en Occident. En Tchéquie, le salaire minimum est beaucoup plus bas qu’en France, mais il n’y a pas de chômage. C’est mieux ou c’est pire ? Pas de mariage homosexuel non plus. Beaucoup souhaitent que la religion soit un critère d’accueil pour les réfugiés. Est-ce déraisonnable ? Si l’Europe est une réalité, l’Ouest doit écouter l’Est. Cela ne doit pas fonctionner que dans un sens.
Mes contacts avec la Pologne pour préparer les JMJ m’ont permis de constater l’atmosphère des villages : fêtes colorées, joyeuses. Tous se connaissent, se ressemblent, savent d’où ils viennent et où ils vont. Il en est de même dans la vie monastique. Saint Benoît demande au maître des novices de s’assurer que les candidats veulent réellement chercher Dieu. Cet aspect acquis, chacun peut avoir ses défauts, son tempérament, la communauté sera vivante. Si cet aspect manque, on ne peut rien construire.
On dira que les Tchèques n’ont pas pris le train de la mondialisation en marche (rires). Et j’ajouterai : Vous faites bien.
Une pieuse grand-mère tchèque, tout à fait méprisable pour l’intelligentsia française, disait à son petit-fils, aujourd’hui moine : “Ne se plaint que celui qui ne regarde pas autour de lui. On se plaint quand on ne s’occupe que de soi”.
Propos recueillis par Alexandre Meyer
Retrouvez la deuxième partie de cet entretien ici.
Comme un feu dévorant, par Dom Samuel, éditions Artège, mai 2016, 300 pages, 18,90 euros.