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Raconter l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée exige d’abord d’en expliquer le contexte. La Pologne est une démocratie depuis moins de vingt-cinq ans. En plus des élections libres, elle offre au peuple un dispositif d’expression analogue au référendum d’initiative populaire qui existe en Suisse : quand une proposition de loi est présentée par plus de 100 000 signataires, le Parlement se voit dans l’obligation de l’étudier. Une commission ad hoc est chargée de les examiner. À l’usage, cette commission n’a plus servi qu’à les rejeter a priori et sans le moindre examen.
Au cours de la dernière campagne électorale, le PiS (Parti Droit et justice, en français) sorti vainqueur des élections, a imprudemment pris l’engagement de faire étudier sérieusement par la commission et le gouvernement l’ensemble de ces propositions de loi d’initiative populaire.
Un gouvernement piégé par sa promesse
Véritable piège, cette promesse est devenue le cauchemar du gouvernement lorsqu’un mouvement anti-IVG a déposé une proposition de loi durcissant les conditions d’accès à l’IVG et pénalisant sa pratique. Parmi les plus de 500 000 signataires, bon nombre d’électeurs proches de l’aile droite du parti, minoritaire mais remuante, qu’il était difficile pour les parlementaires de mécontenter trop ouvertement.
Le gouvernement n’aurait jamais pris l’initiative d’ouvrir une telle boîte de Pandore alors que la loi en vigueur - l’une des plus restrictives d’Europe - bénéficie d’un certain consensus populaire. Encore moins alors même qu’il livre des batailles, loin d'être gagnées d’avance, sur de nombreux autres fronts. Mais, tenu par sa promesse électorale et aiguillonné par l’aile droite de sa majorité, il a demandé à la commission parlementaire d’étudier la proposition de loi, en priant (et peut-être en agissant en sous-main) pour que ladite commission finisse par la rejeter après examen et débat. Et ainsi fut fait, non sans qu’au préalable une grève/manifestation pro IVG ait mobilisé à travers la Pologne des dizaines de milliers de femmes habillées en noir.
Généralisations abusives
Pour rendre compte de cette manifestation, l’objectivité de nombreux titres de la presse française a semblé faire défaut au profit d’un militantisme partisan.
En témoignent les titres pour le moins exagérés du style: "Pologne : les femmes se mettent en grève pour défendre l’IVG" (Courrier International) ou bien : « Les Polonaises manifestent pour le droit à l'IVG » (Ouest France), titres adoptés aussi par Paris Match, L’Obs, Le Point et nombre d’autres organes de la presse écrite comme audiovisuelle.
Dans les faits, au maximum 100 000 polonaises (sans doute moins), ont manifesté et/ou fait grève « pour défendre le droit à l’avortement ». Un nombre qu’il faut remettre en perspective du demi-million de signataires de la pétition en faveur d’un durcissement de la loi sur l’IVG. Selon un sondage IPSOS publié le jour même de la manifestation, 58% des Polonais seraient favorables au maintien ou au durcissement de la loi actuelle, et 37% favorables à une libéralisation partielle ou totale du droit à l’avortement. Selon une autre étude réalisée par CBOS en mai, 80% des Polonais se prononcent contre l’avortement pour convenances personnelles, « même en cas de situation matérielle difficile ».
Dans ces conditions, titrer en généralisant (souligné par nous) : « Les Polonaises manifestent… » ou « Les femmes se mettent en grève… » relève non pas du journalisme mais d’une exagération partisane. À tout le moins, à l’instar du Parisien, on aurait pu titrer : « Des Polonaises manifestent… ».
Le poids des mots, le choix des photos
Après que la commission parlementaire eut rejeté la proposition de loi visant à durcir la loi actuelle, la diffusion d’informations biaisées dans la presse française redoubla, notamment dans le journal La Croix.
Le quotidien catholique a consacré à l'événement une couverture importante, une pleine page dans la version papier, avec un énorme titre en gras couvrant toute la largeur : « Le gouvernement polonais renonce à l’interdiction de l’IVG ». Or, ce titre est triplement erroné : d’une part, ce n’est pas le gouvernement qui est à l’origine de la proposition de loi, donc il n’a pas eu à y renoncer ; d’autre part, ce n’est pas le gouvernement qui l’a rejeté mais la commission d’examen des proposition d’initiative populaires ; enfin, il ne s’agissait pas d’interdire l’IVG mais de durcir son régime déjà très restrictif.
En matière de désinformation, le chapô qui suit le titre est de la même eau : « La mobilisation des femmes polonaises, plus que le débat au Parlement européen, a conduit le gouvernement à abandonner le projet des organisations pro-vie. » Appuyant ces assertions fausses et tendancieuses, la grande photo en couleur qui illustre l’article représente la manifestation pour la libéralisation de l’IVG, avec cette légende : « Des milliers de femmes habillées de noir ont défilé en Pologne pour protester contre le projet de loi interdisant l’avortement ».
Titre, chapô, icono : ces moyens éditoriaux apparaissent comme au service d’une désinformation. Le corps de l’article qui suit est plus objectif et rétablit quelques faits avérés, mais non sans ajouter des commentaires infondés et sans parvenir à masquer une certaine complaisance pour les thèses des grévistes pro-avortement. La parole leur est donnée sur le fond de la question, tandis qu’elle n’est donnée que sur la procédure aux auteurs de la proposition de loi (pourtant plus représentatifs en nombre et catholiques revendiqués). Enfin, il convient de signaler la présence d’un encadré intitulé « Repères », qui donne à part, sous le titre “Un texte radical”, trois informations factuelles objectives.
Simone Veil : « Scientifiquement, il est de plus en plus évident que dès la conception, il s’agit d’un être vivant »
Quelle que soit la position qu’il entend promouvoir, un journaliste, plus encore qu’un homme politique, peut et doit toujours le faire en respectant les exigences de base de l’honnêteté intellectuelle. À cet égard, Madame Simone Veil elle-même mérite d'être citée en exemple. En 2007, trente-deux ans après le vote de sa loi qui dépénalisa l’IVG en France, elle répondit à la question de l’objection de conscience : « On comprend que, pour un certain nombre de gens, il existe un cas de conscience face à cette pratique. [L’IVG] est une question éthique et pas seulement un geste médical. La seule chose que j'avais négociée avec l'Église était de ne pas contraindre les médecins. C'est un point à maintenir, car on ne peut obliger personne à aller contre ses convictions. Il est de plus en plus évident scientifiquement que, dès la conception, il s'agit d'un être vivant ».
« Il s’agit d’un être vivant » : si au moins les débats, manifestations et polémiques qui ont eu lieu en Pologne pouvaient servir à convaincre de cette évidence toutes les femmes et les hommes de bonne volonté... Mais précisément, les petites et grandes désinformations, qui émaillent presque toujours la communication sur l’IVG, n’ont-elle pas pour but de faire que cette évidence scientifique ne s’impose pas au cœur du débat ?