La mentalité économique dominante tend à nous persuader que la valeur n’est qu’une illusion et que seul le mécanisme du prix est légitime et objectif, mais c’est le contraire qui est vrai. La dictature du prix revient à nier la transcendance, la gratuité et l’humain.
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L’économie moderne se caractérise par l’appropriation des choses à travers la notion de prix qui est le concept économique par excellence et qui semble définir scientifiquement la valeur des choses. Cette prédominance, loin d’être neutre et d’ordre secondaire ou technique, emporte avec elle des conséquences qui dépassent de beaucoup le champ que l’on assigne habituellement à l’économie, en particulier parce que nous croyons à la légitimité de cette démarche et à son objectivité et qu’elle en devient ainsi normative.
La fausse objectivité de l’économie
L’économie domine tout aujourd’hui : tout nous pousse de mille manières à croire en la pertinence de sa régulation par le marché. Ainsi, le chrétien est comme tout le monde au moins sur un point : il est soumis en permanence au bombardement des nouvelles « économiques » dans un monde où l’économie a pris progressivement la place de la Providence divine, se faisant maîtresse de notre destinée et décidant arbitrairement de notre salut ou de notre condamnation. Or ce bombardement médiatique n’est pas neutre : contrairement à ce que nous répètent en permanence les économistes et les journalistes qui vulgarisent les propos des économistes, l’économie n’est pas cette science objective et impassible qui nous dirait la vérité indépassable de l’échange et de ses conditions. Il est difficile de ne pas croire instinctivement à cette qualité scientifique de l’économie, puisque nous sommes façonnés continûment en ce sens. Mais il est possible, et évidemment souhaitable, de dépasser cette croyance en la mettant en question.
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Le prix est le concept économique par excellence qui semble définir scientifiquement la valeur des choses. Nulle part la science économique n’est plus assurée d’elle-même qu’à travers sa représentation de la notion de prix et du mécanisme de formation de celui-ci. Le prix est son affaire, nous dit-elle, le concept économique par excellence, sans lequel l’économie et la science qui s’efforce de la penser sont inconcevables. On pourrait ainsi avancer que l’une et l’autre sont nées lorsque les hommes ont compris, fût-ce intuitivement, à travers le troc le plus primitif, que l’on pouvait investir les choses d’une valeur quantifiable et procéder sur cette base à un échange organisé. Par ailleurs, la science économique s’intéresse aux mécanismes de détermination des prix depuis le commencement des temps modernes au moins, de sorte qu’une large part de ses travaux consiste à déterminer pourquoi et comment telle chose vaut tel prix.
L’idéologie de l’économie devient normative, en cherchant à imposer aux hommes l’oubli du don et le discrédit du sacrifice – des actes qui échappent à la valorisation du prix et revêtent une dimension d’infini.
L’idéologie de l’économie cesse ici de s’habiller du manteau de la science objective et impassible pour revêtir des oripeaux beaucoup plus inquiétants : elle devient normative, en cherchant à imposer aux hommes l’oubli du don et le discrédit du sacrifice – des actes qui échappent à la valorisation du prix et revêtent une dimension d’infini. Cette normativité, nous la ressentons à défaut de la conceptualiser : c’est l’un des principaux moteurs de notre société, celui qui nous dit à l’oreille en permanence que nous serions fous de vouloir des choses sans prix, que nous allons nous perdre parce que nous ne cherchons pas à gagner.
Nous congédions la transcendance, la gratuité, l’humain
La première conséquence de cette croyance est que si toute chose a un prix, effectif ou potentiel, nous congédions la transcendance, la gratuité, l’humain et cela nous conduit inéluctablement à penser tôt ou tard que ce qui n’a pas de prix ne vaut rien ou n’est qu’une illusion inutile, alors qu’en réalité les choses les plus grandes et les plus belles de l’existence humaine n’ont pas de prix et sont en dehors de la sphère que l’on peut « pricer ».
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Dire que nous sommes assujettis à l’économie, en Occident et, de plus en plus, dans l’ensemble de la planète, revient donc à reconnaître que nous sommes également, et d’abord, assujettis à la notion de prix. Que veut dire « être assujetti à la notion de prix » ? Ceci signifie deux choses. D’abord que nous reconnaissons la légitimité de la notion de prix, c’est-à-dire le droit de cette notion à représenter objectivement la valeur d’usage et la valeur d’échange des choses, de toutes choses, puisque, on le sait bien, cela fait déjà longtemps que l’économie a étendu son empire au-delà de l’échange explicitement marchand, pour apprécier tous les domaines, y compris les plus intimes, de l’activité humaine. La seconde conséquence de l’assujettissement au prix porte cette fois sur le mécanisme de détermination des prix. En effet, nous dit-on, le prix d’un bien est la résultante strictement objective d’un rapport, tout aussi objectif, entre une offre et une demande constatées à un moment donné et dans un lieu donné.
Un prix à toutes choses
Revenons sur le premier postulat. La science économique nous dit qu’elle peut légitiment accoler un prix à toutes les choses, que toute chose est exprimable sous la forme d’un prix. Ceci veut dire, si l’on renverse le postulat, que rien n’échappe au prix. Si tel est le cas, alors il existe un point commun à l’ensemble des choses, depuis les plus triviales et les plus matérielles jusqu’à ce que l’on considérait jadis comme le plus essentiel et le plus sacré : c’est de pouvoir s’exprimer sous la forme d’un bien économique.
Un « bien économique » est une chose fondamentalement passive, dont nous sommes les maîtres, que nous avons déterminée, de sorte qu’elle ne peut plus nous réserver une quelconque surprise. Il n’y a rien de plus soumis qu’un bien économique. Pour l’idéologie de la science économique, est inacceptable le refus tenace exprimé par ce qui refuse d’être « pricé » (comme l’on dit chez les analystes économiques), autrement dit par ce qui revendique un caractère transcendant. Il est impossible que quelque chose prétende exercer sa liberté supérieure en refusant d’être valorisé objectivement par un prix.
Les biens qui n’ont pas de prix
Ceci n’est évidemment pas neutre notamment pour un chrétien. S’il prend sa foi au sérieux, il doit rejeter catégoriquement cet impérialisme de l’économie, parce qu’il sait bien, lui, qu’il est des choses qui ne doivent jamais être valorisées à travers la détermination d’un prix. Il y a par exemple une vérité en soi, qui s’exprime dans la parole du Christ : « Je suis le chemin, la vérité et la vie », et qui n’est pas monnayable, autrement dit qui n’est pas une opinion s’échangeant sur le marché des opinions et au fond égale à toutes les autres opinions, mais une parole qui transcende la fluctuation des opinions, parce qu’elle est vraie ici et ailleurs, hier, maintenant et demain. De même, il existe des affects, tels que l’amour et la souffrance, qui, s’ils sont vécus authentiquement, ne sont jamais valorisables, parce qu’il y a dans ces affects un abîme qu’aucune détermination quantitative ne pourra combler.
Tout ce qui relève du don gratuit, sans espérance de retour, et dont le modèle à jamais insurpassable est le sacrifice du Christ sur la croix, n’a donc, comme on dit, aucun intérêt.
Il faut aller plus loin dans l’analyse, car le postulat selon lequel toute chose peut s’apprécier à travers son prix ne se contente pas de nier implicitement la transcendance. Il se transforme rapidement, dans le discours des économistes, en affirmation selon laquelle ce qui ne peut pas s’apprécier à travers un prix « ne vaut rien », c’est-à-dire, dans une logique où le bien se réduit à son prix, est un « non bien », donc un simple néant, une illusion trompeuse qu’il faut éradiquer, car cette chose sans prix est une variable parasite. Tout ce qui relève du don gratuit, sans espérance de retour, et dont le modèle à jamais insurpassable est le sacrifice du Christ sur la croix, n’a donc, comme on dit, aucun intérêt. C’est une perte de temps, une distraction futile qu’il faut, d’abord taire, ensuite abolir.
L’offre et la demande, des données manipulables
Le second postulat de l’idéologie économique que nous avons dégagé veut nous signifier que nous aurions bien tort de suspecter le système des prix, car ce système est déterminé on ne peut plus objectivement à partir de la rencontre entre une offre et une demande. C’est ici que le système est le plus « fort », si l’on entend par là la capacité du système à nous imposer sa logique interne en présentant celle-ci comme « naturelle ». Tout économiste nous présente le prix comme le fruit du miracle permanent de l’accouplement entre une demande et une offre. Un miracle est, par essence, quelque chose que l’on ne conteste pas mais que l’on reconnaît, une évidence qui s’impose aux sens. La pensée économique, même si elle se situe idéologiquement très loin du libéralisme, reconnaît la loi de l’offre et de la demande et sait que l’on ne prétend pas s’affranchir de cette loi impunément, comme l’ont appris à leurs dépens les économistes soviétiques.
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En se focalisant ainsi sur le prix, entendu comme rencontre entre une offre et une demande, on oublie ce qui se passe en amont de cette rencontre : on oublie en particulier que la demande et l’offre ne tombent pas du ciel, ne sont pas des données, mais résultent d’un travail à la fois de configuration et d’interaction. Configuration : si la demande ne se construisait pas, nous n’aurions pas besoin de publicitaires ou de spécialistes du marketing pour la construire. Interaction : l’offre répond parfois à la demande mais, bien plus souvent, elle la crée, comme l’ont fait par exemple Facebook et ses épigones qui ont largement inventé la demande d’« être en réseau ».
Notre besoin est l’objet de stratégies marketing
L’idéologie économique vénère le prix et, parce qu’elle vénère le prix, elle vénère l’offre et la demande dont elle croit sérieusement que l’une et l’autre ne sont que la simple agrégation de choix individuels, des besoins qui s’échangent innocemment contre des biens, alors qu’il faut plutôt y voir des représentations de nos besoins s’échangeant contre des représentations des biens qui se présentent à nous. Je n’achète pas cette voiture de telle marque parce que j’ai un besoin objectif et instinctif de cette voiture ; quelque chose en moi a décidé que j’ai envie de cette voiture, parce qu’une voiture de cette marque s’est présentée comme la meilleure réponse à ce quelque chose, lorsqu’il était encore en phase de cristallisation. Rien n’est moins naturel qu’une telle rencontre, mais l’économiste feint de croire que celle-ci relève du coup de foudre, alors qu’il s’agit plutôt d’un rendez-vous méthodiquement planifié par l’ordinateur méticuleux d’une officine fonctionnant à la manière d’une agence matrimoniale.
Les prix changent sans cesse
Cette fétichisation de l’offre et de la demande a une troisième conséquence : elle nous fait confondre la valeur avec le prix. Puisque chaque chose a son prix, puisque ce qui n’a pas de prix ne vaut rien, puisque ce prix est la conséquence fatale de la rencontre entre une offre et une demande également insoupçonnables, il est tout aussi fatal que le prix soit la seule approximation possible de la valeur des choses. Nous subissons tellement cette conviction qu’elle n’est plus discutée par personne — ou presque : ne disons-nous pas en permanence que telle chose vaut tel prix quand bien même elle valait hier un autre prix et elle vaudra demain encore un autre prix ?
La fluctuation des prix est parfois abyssale
Car le système idéologique de l’économie moderne ne se borne pas à nous convaincre que le prix signifie la valeur effective d’un bien, confondant le statut effectif du prix (celui de simple signal du bien), avec ce bien lui-même, mélangeant impudemment signifiant et signifié. Il nous persuade que, puisque le prix d’un bien fluctue, et puisque la valeur de ce bien se confond avec son prix, c’est la valeur effective de ce bien qui fluctue elle-aussi dans d’égales proportions, et même si cette fluctuation est abyssale. Ainsi, si un bien a un prix nul aujourd’hui et un prix quasi infini demain, nous aurons raison d’admettre que sa valeur est aujourd’hui nulle et demain infinie car la valeur n’existe pas en soi mais n’est qu’affaire de circonstances, en l’occurrence un certain rapport entre l’offre et la demande à un moment donné.
Quand le prix était une menace
La soumission à l’impérialisme du prix, que nous subissons tous, n’a pourtant rien de naturel, y compris dans l’histoire de la science économique. Un rapide parcours de l’histoire de la notion de valeur en économie montre en effet que, depuis Aristote jusqu’aux scolastiques médiévaux, le prix — et le mécanisme de détermination des prix — ont plutôt été considérés comme une menace, susceptible de déstabiliser la valeur véritable des choses, celle que la raison identifie, ainsi d’ailleurs qu’une pratique saine de l’économie, alors que le prix et sa variation introduisent le brouillard de la spéculation et le goût du lucre dans le rapport économique entre l’homme et les choses.
La critique chrétienne de l’économie n’a rien à voir avec une déploration rhétorique des « excès » du capitalisme ou bien une apologie des bons sentiments appliqués à l’économie.
On comprend mieux dès lors ce que devrait être une critique chrétienne sérieuse de l’économie politique moderne. Cette critique n’a rien à voir avec une déploration rhétorique des « excès » du capitalisme ou bien une apologie des bons sentiments appliqués à l’économie. Elle doit d’abord, bien plus en profondeur, et sans se laisser intimider par la soi-disant « scientificité » de l’économie, porter sur le système de croyances auquel se résume l’économie moderne. Il faut donc commencer par casser l’idole en cessant de voir dans le prix le médiateur nécessaire pour savoir ce que valent les choses. Ceci ne signifie pas renoncer aux prix et en revenir à une économie primitive supposée « pure », qui n’a du reste jamais existé, puisque même le troc repose sur une représentation implicite des prix. Cela veut dire en revanche, ne pas être dupe des prix, de ce qu’ils disent et de la manière dont ils se forment.
Estimer selon la « valeur sans prix »
Parce qu’il n’est ni plus ni moins que cela (un signal de l’échangeabililté des biens), le prix ne parle jamais de la valeur réelle de la chose, de ce qu’elle est en soi sans qu’elle ait besoin du prix pour se dire. Le prix ne parle jamais de cette valeur parce qu’il ne peut pas en parler. Un chrétien sait (ou devrait savoir) que c’est au contraire la croyance en l’absence de cette valeur essentielle des choses qui est une illusion et que seule la recherche de cette valeur vraie donne à l’humain son sens. C’est pourquoi il faut aujourd’hui démonter les mécanismes d’aliénation de l’idéologie économique moderne, pour engager notre véritable tâche : comment nommer la valeur des choses, à partir du Christ — cette « valeur sans prix » qui nous parle sans se lasser, mais que dans le tumulte de l’économie moderne, nous n’entendons plus.