Le Royaume-Uni va encore plus mal que l’Europe. Reste à s’inspirer de saint Benoît pour retrouver un sens du bien commun plus large que l’intérêt d’un pays donné.
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Le 11 juillet, c’était la fête de saint Benoît, proclamé par Paul VI en 1964 patron de l’Europe. Elle a bien besoin de lui des temps-ci. D’abord pour ne pas oublier que son identité et son originalité par rapport aux autres continents sont dues à l’unité et au dynamisme qu’y a introduit et développé, après la chute de l’Empire romain à cheval entre l’Orient et l’Occident, par le monachisme chrétien modelé par le saint de Nursie. Et donc pour se souvenir qu’elle a des ressources spirituelles que ne saurait effacer la plus récente des crises politiques et institutionnelles qui jalonnent son histoire. C’est ce qu’a rappelé le pape Benoît XVI dans la grande leçon qu’il a donnée en septembre 2008 à Paris, au Collège des Bernardins.
Un royaume en passe de se désunir dans un vide politique
Cependant, la victime la plus sérieusement touchée par la victoire du Brexit au référendum du 23 juin dernier n’est probablement pas l’Europe, mais le Royaume-Uni lui-même. Signalons quatre de ses plaies plus ou moins à vif.
- La première est un vide politique. Les quatre principaux partis sont malades. Du côté conservateur, David Cameron a logiquement démissionné. La désignation de son successeur sera lente et laborieuse. Nul ne s’impose vraiment, et l’élu sera faible à la tête d’un parti divisé. Boris Johnson, l’ancien maire de Londres, le plus populaire des partisans (dans son cas par ambition probablement plus que par conviction) du Brexit dans le camp du Premier ministre, semblait bien placé. Il s’est tiré une balle dans le pied en minimisant dès le lendemain la portée du vote, exprimant ainsi l’embarras général au lieu de prendre les choses en main. Chez les travaillistes, la direction de Jeremy Corbin est vigoureusement remise en cause. Dans un milieu solidement pro-européen, il est reproché à ce socialiste marxisant d’avoir vraiment trop mollement fait campagne pour rester dans une Europe trop libérale à son goût, et on voit encore mal qui pourrait le remplacer.Ce qui est plus inquiétant (et étonnant) encore – mais la presse continentale n’y a guère prêté attention –, c’est que Nigel Farage, le leader du parti anti-européen Ukip, a rendu son tablier alors qu’il avait gagné, disant que son but avait été atteint et qu’il passait à autre chose. Il a par là privé ce qu’il incarnait de sa voix médiatique et prouvé qu’il n’avait pas de projet. Ce qui pourrait ressusciter les libéraux démocrates, laminés aux élections de 2015 après s’être compromis depuis 2010 comme partenaires minoritaires d’un gouvernement dominé par les conservateurs. Ils sont pro-européens et occupent le terrain écologiste. Mais il faudrait qu’ils trouvent un chef un peu charismatique et, de toute façon, leur retour en force ne ferait que compliquer le jeu politique et obliger à des coalitions sans stabilité ni cohérence.
- Le Royaume-Uni est désormais travaillé par des forces centrifuges et risque de se défaire. L’Écosse a voté à 62% contre le Brexit et le nationalisme indépendantiste se trouve relancé. D’autre part la sortie de l’Europe met également en danger la stabilité relative et fragile en Irlande, parce qu’elle risque de mettre fin à la liberté de circulation entre l’Ulster (où l’on a aussi voté pour rester) et l’Eire (bien ancrée dans l’Union européenne), ce qui justifiera de nouvelles revendications de réunification de l’Irlande.
Crise “sociétale”, crise de la démocratie
- Il faut encore relever – et c’est peut-être le plus sérieux – un clivage assurément fâcheux non seulement entre les élites massivement pro-européennes des grandes villes (parce qu’elles profitent de la “globalisation”) et les moins favorisés des petites villes et des villages moins ouverts sur le monde, mais aussi entre les juniors et les seniors : les 18-34 ans ont voté à 65% pour rester et les plus de 65 ans dans la même proportion pour sortir. La victoire du Brexit illustre alors deux faits préoccupants : un vieillissement démographique et une difficulté des jeunes (qui ont moins voté) à discerner les enjeux et leurs responsabilités.
- Il y a enfin un problème qui, de même que le précédent, n’est pas propre au Royaume-Uni mais s’y manifeste en ce moment avec une acuité pénalisante : la tension entre démocratie directe (par référendum sur une seule question) et démocratie indirecte (élective et parlementaire, déléguant le pouvoir pour une politique d’ensemble). Il est clair que la consultation populaire sur des points précis n’est à peu près viable (sans trop de contradictions) que si elle devient une routine. C’est ce que l’on voit en Suisse. Mais c’est un système qui fonctionne moins bien dans certains états américains (par exemple la Californie). De l’autre côté, les décisions des élus vont parfois à l’encontre du sentiment populaire (ce fut le cas en France lors du “mariage pour tous”), voire de ceux-là mêmes qui ont voté pour eux (par exemple, chez nous aujourd’hui, à propos de la “loi travail”).
Que dire ?
Dans une telle situation, les chrétiens ont au moins trois choses à dire.
- La démocratie est en danger de s’abolir elle-même si les décisions sont prises sur des critères étriqués, essentiellement économiques (en vertu d’une “science” loin d’être infaillible) et/ou passionnels (en un temps où l’opinion se manipule efficacement). Il n’y a pas de démocratie sans rationalité régie non par le simplisme arithmétique, mais par le sens du bien commun et par l’éthique qui le sous-tend.
- La démocratie n’est pas un moyen comme un autre (et seulement plus commode actuellement) d’attribuer un pouvoir absolu, mais requiert un respect mutuel entre la majorité et la minorité également précaires qui sont constituées par l’alternative proposée dans un contexte particulier. C’est-à-dire qu’une fois la décision prise selon les normes convenues, la minorité doit s’incliner et la majorité doit continuer d’écouter ses critiques. Il n’y a pas de démocratie sans débat avant et après le verdict des urnes.
- La démocratie n’établit pas de “vérité” et repose sur ce qu’il faut bien appeler des « vertus » (plutôt que des « valeurs ») aux racines bien plus profondes que les intérêts immédiats. Ce sont ces vertus, pratiquées à la fin de l’Antiquité par les fils de saint Benoît, qui ont peu à peu civilisé les envahisseurs barbares et construit l’Europe. Elles tiennent en deux injonctions d’un seul mot chacune : Ora et labora. Autrement dit (pour commencer par la seconde) : “Travaille”, non pour survivre, mais pour accueillir et donner du travail. Mais d’abord : “Prie”, ce qui ne signifie pas platement réciter des formules, mais s’ouvrir à ce qui donne des raisons de vivre et le partager. Ce programme n’a pas pris une ride.