Une des plus ruineuses contradictions de notre époque porte sur le travail. Y a-t-il moyen de la surmonter ?
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Les privilégiés de nos jours ne sont sans doute pas majoritairement les riches qui ne savent pas quoi faire de leur argent et trompent leur ennui en s’ingéniant à en accumuler toujours plus. Ce sont plutôt ceux qui ont un métier, lequel, non content de leur permettre de vivre sans trop de soucis, leur procure des satisfactions, voire les passionne. La persistance d’un taux élevé de chômage fait de l’emploi un bien précieux, mais la plupart des jobs sont ressenties comme des servitudes, liées à l’obligation d’obtenir un salaire (et des congés rémunérés).
Une des premières causes de ce malaise est sans doute l’individualisme ambiant : on ne consent à accomplir des tâches peu gratifiantes, si ce n’est pénibles, qu’en échange de moyens d’un peu de liberté. Le paradoxe est ici qu’il faut s’aliéner pour s’affranchir. On maintient donc simultanément que tout licenciement est une abomination (comme le suggèrent les protestations actuelles contre le projet de “loi travail”) et qu’il faut limiter le plus possible le temps et l’énergie passés déboursés au service d’autrui (voir la sacralisation des 35 heures hebdomadaires en France). L’utopie selon laquelle ce dispositif permettrait de partager cette denrée à la fois prisée et méprisable qu’est le travail a fait long feu.
Quand les machines remplacent l’homme
En second lieu, l’individualisme est conforté par ce que l’on peut appeler l’économisme. Il est gouverné par les lois du marché et de l’entreprise. Elles font passer les exigences de la concurrence et de la rentabilité avant celles du bien commun, et donc de tout dessein politique ou motivation collective. Il est présumé, de façon totalement irréaliste, que la priorité d’intérêts particuliers non seulement permettra à chacun de profiter pleinement du système, mais encore assurera son universalisation et sa pérennité. Les crises cycliques ont depuis belle lurette dégonflé cette baudruche, et les inégalités qui se creusent ne font qu’exaspérer des indignations (merci Thomas Piketty), lesquelles n’inspirent toutefois aucune solution crédible ou suffisamment mobilisatrice pour tout remettre en cause. Tant qu’il y a assez de gens pour acheter ce qu’il est profitable de produire, la machine peut avoir des ratées mais continue de tourner. Ce ne sont pas les pauvres qui font les révolutions, mais ceux qui ont les moyens concrets de réformer à leur avantage et les moyens intellectuels de soutenir que tous en bénéficieront.
Troisièmement, surtout en Occident, le travail a sensiblement changé depuis quelques décennies : les avancées technologiques marginalisent de plus en plus la main d’œuvre. Les machines remplacent l’homme. Elles font mieux (plus aisément et pour moins cher) ce que faisaient autrefois les “petites mains”. Elles suppriment ou du moins dévaluent fortement les tâches qui ne réclament pas de créativité ni de savoir-faire “pointus”. Il s’ensuit qu’il n’y a plus assez de postes dits subalternes pout occuper tous ceux qui manquent de qualifications, et en même temps que les missions les plus humbles, si nécessaires qu’elles soient, sont considérés comme des corvées dans lesquelles il ne saurait être question de s’investir personnellement et où il n’y a qu’à attendre la retraite.
Dans cette impasse où une majorité d’individualistes frustrés reste impuissante face à une minorité d’individualistes plutôt satisfaits, que faire et d’abord que dire ?
Il est clair que le remède n’est pas de revenir au “bon vieux temps” préindustriel et ne réside pas davantage dans une planification générale de type soviétique, où une nomenklatura cooptée, incompétente et irresponsable impose à tous l’égalité à la fois par l’interdiction du chômage et face aux pénuries. Il est également clair qu’à un degré moindre, la protection sociale généreusement organisée par l’État ne suffit pas à compenser entièrement les dysfonctionnements du système étiqueté “libéral”.
C’est notre conception du travail qui doit changer
Sans doute est-ce notre conception du travail qui doit changer. Ce n’est ni un droit au sens où ce serait un dû que chacun pourrait exiger sans qu’il y mette du sien, ni un devoir au sens d’une contrainte à subir passivement. Si droit il y a en l’occurrence, c’est à tous et donc aux autres au moins autant qu’à soi qu’il doit être reconnu. Et si l’on peut parler de devoir, ce n’est pas uniquement de l’obligation de gagner son pain qu’il s’agit, mais fondamentalement de service, parce que chacun a besoin d’autres. Cela implique que la solidarité prenne le pas sur l’individualisme, que le plein emploi soit substitué à l’accroissement des bénéfices comme objectif de l’économie et même des entreprises, et que les tâches les moins évidemment valorisantes se voient reconnaître la noblesse correspondant à leur utilité pour ceux qui en profitent et à leur nécessité pour ceux qui les assurent.
C’est le message que peuvent faire passer les chrétiens. Le travail n’est pas une malédiction. Il n’est pas la conséquence punitive de l’expulsion d’Adam et Ève hors du paradis terrestre. La Chute et le péché ne font que le rendre pénible, mais il n’efface pas la vocation originelle de l’homme, qui est de “cultiver” le monde, d’y œuvrer pour y vivre de façon responsable. Le travail est ainsi un don de Dieu, inséparable de celui de la création. Il assure la dignité des hommes, et donc leur liberté, mais aussi leur égalité. Et comme tout don de Dieu, il doit être partagé, transmis, offert – en quoi consiste la fraternité. L’anthropologie biblique et chrétienne vient ici épanouir l’intelligence toute humaine des besoins de l’humanité.