Les mémoires de cette princesse compagne de Talleyrand allient le charme d’une société disparue à la profondeur d’une fine observatrice des révolutions européennes. Un document exceptionnel.
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La littérature, c’est comme le vin : rien de tel qu’une bonne bouteille sortie de derrière les fagots pour abolir le temps et l’espace. Voici un grand cru à savourer par les amoureux de la petite et de la grande histoire : la réédition dans l’excellente collection “Bouquins” des Souvenirs et chronique de la duchesse de Dino, nièce aimée de Talleyrand (Dorothée von Biron, princesse de Courlande, comtesse de Périgord, duchesse de Dino, duchesse de Talleyrand, duchesse de Sagan, 1793-1862). Ils procurent un enchantement comparable -la rosserie en moins, en tout cas, plus feutrée- à celui des capiteux, mémoires de sa contemporaine et détractrice la comtesse de Boigne (Adélaïde Charlotte Louise Éléonore dite Adèle d’Osmond, comtesse de Boigne, 1781-1866) dont Proust se délecta. Ceux-ci sont plus abondants, il est vrai, car l’essentiel de l’immense et étincelante correspondance de la duchesse de Dino a malheureusement disparu dans l’incendie de son château de Sagan, en Silésie, au cours des terribles combats entre l’Armée rouge et les derniers soldats du Reich qui dévastèrent la région en 1945. Mais il en subsiste tout de même plus d’un millier de pages sauvées de ce désastre européen, dont ce volume contient l’essentiel.
Russe, allemande, mais grand auteur français
Si la duchesse de Dino et la comtesse de Boigne ont toutes deux connu leur apogée sous la monarchie de Juillet grâce à leurs liens avec la famille d’Orléans, la première n’était pas française. On hésite, à vrai dire, à donner à la duchesse une nationalité puisqu’elle était née russe, avait grandi à Berlin dans l’intimité de la famille royale de Prusse, puis avait vécu dans les principales capitales, Paris surtout, mais aussi Berlin, Saint-Pétersbourg, Vienne, Londres… villégiatures princières et diplomatiques entrecoupées de séjours dans ses châteaux, son préféré, celui où elle finit ses jours, étant l’immense domaine de Sagan, aujourd’hui en Pologne, qu’elle tenait de son père, Pierre von Biron, dernier prince régnant de Courlande (Lettonie occidentale). Elle est néanmoins française par l’esprit, ayant choisi l’élégance du plus pur français pour s’exprimer, comme tous les souverains et princes européens de son époque, et mieux encore.
Une vie forgée par la diplomatie européenne
Toute sa vie fut marquée par la fréquentation des têtes couronnées et des chefs d’État, et pour ainsi dire, forgée par la diplomatie européenne. Son mariage en 1809 avec le comte Edmond de Périgord – un neveu de Talleyrand- fut quasiment ordonné par le Tsar Alexandre Ier, familier des Biron. C’est pour remercier le “Diable boiteux” d’avoir trahi Napoléon à l’entrevue d’Erfurt, que le Tsar accéda au désir de Talleyrand d’introduire dans sa famille cette jeune princesse éclatante de beauté, pétillante d’intelligence, polyglotte accomplie (elle parlait couramment le français, l’allemand et l’anglais) et d’une culture encyclopédique, immensément riche par-dessus le marché ! Cette “véritable mine du Pérou”qu’on vantait dans toutes les cours d’Europe, fascinait Talleyrand.
Comme nombre de mariages arrangés, comme ceux de la mère et des trois sœurs de Dorothée, cette union fut un échec, d’autant qu’Edmond se montra de son côté fort volage. Mais un lien très fort se noua, malgré la différence d’âges, entre Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, et sa jeune nièce par alliance, de 39 ans sa cadette ; il en fit selon toute vraisemblance sa maitresse, et on lui attribue la paternité d’une des filles de la duchesse, Pauline. “Il est peu d’exemple d’une telle union intellectuelle et affective entre deux personnalités si différentes, si fortes et devenues indispensables l’une à l’autre” soulignent dans leur préface Anne et Laurent Theis.
C’est Dorothée qui ferma les yeux à l’ancien évêque d’Autun, après avoir œuvré à sa réconciliation avec l’Église. Le récit qu’elle fit de cette mort, le 17 mai 1838, est édifiant et prémonitoire de sa propre fin, vingt-quatre ans plus tard. Elle rapporte notamment cette prophétie, reçue d’un proche, qui paraît sceller d’une heureuse épitaphe une vie compliquée : “Soyez tranquille, M. de Talleyrand finira bien, car il est charitable”. Elle-même avait appris à prodiguer la charité dès sa jeunesse, comme un devoir strict lié à sa condition, ouvrant sa bourse aux pauvres, veillant à soulager ses centaines de paysans, soignant avec ses sœurs pendant les guerres napoléoniennes les soldats amis ou ennemis ces envahisseurs français qu’elle détestait !
Femme de cœur et femme de tête
L’affection et l’affinité intellectuelle entre Dorothée et son “oncle” n’empêchèrent pas celle-ci de cumuler les conquêtes d’où lui naquirent encore trois filles illégitimes. Qu’on ne compte pas sur la princesse pour faire étalage de sa vie sentimentale dans ses Souvenirs (qui vont de sa naissance à son mariage) et sa Chronique (journal tenu de 1831 à sa mort en 1862), d’autant qu’elle-même les aurait expurgés. Un excellent appareil de notes, dû à Anne et Laurent Theis, vient éclairer ses discrètes allusions. Il s’avère plus utile encore pour mettre en perspective les faits et commentaires politiques consignés au fil des jours par la nièce de Talleyrand, qui devint sa confidente et un atout éclatant de sa diplomatie à partir du congrès de Vienne (du 18 septembre 1814 au 9 juin 1815), chef d’œuvre du prince de Bénévent, puis dans son salon parisien et à Londres où elle suivit son oncle nommé ambassadeur de France (1830). La mort de son mentor ne mettra pas un terme à son influence politique : elle contribuera notamment au mariage du duc d’Orléans et de la duchesse Hélène de Mecklembourg. Ses pages sur les révolutions de 1848 à Paris et à Berlin sont une mine pour les historiens.
Convertie grâce à son dernier amant
Luthérienne à sa naissance mais élevée dans l’absence totale de religion, Dorothée de Dino s’était convertie au catholicisme à dix-huit ans, alors qu’elle était jeune mariée et enceinte de son premier enfant, sans qu’il soit possible de démêler la part de convenance et de conviction dans cette conversion. Il est en revanche bien établi qu’elle mourut en fervente catholique grâce…à l’amant de ses trente dernières années dont elle fit son exécuteur testamentaire, le diplomate français Adolphe Fourier de Bacourt, ancien collaborateur de Talleyrand. Amoureuse jusqu’au bout, elle n’avait pu résister au charme de ce “grand garçon mince, d’un si joli physique, d’une extrême élégance et d’une intense drôlerie”, très pieux, pour ne rien gâter !
Souvenirs et chronique de la duchesse de Dino, nièce aimée de Talleyrand, de Anne et Laurent Theis. Éditions Robert Laffont, 1 184 pages, 32 €