“C’est dans un esprit missionnaire, et non dans un confessionnalisme étriqué, qu’il faut lire l’exhortation apostolique sur la Joie de l’amour.” Le point de vue de l’abbé de Tanoüarn.
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Figure du catholicisme traditionaliste, Guillaume de Tanoüarn, né le 2 novembre 1962, est un prêtre catholique, docteur en philosophie. Membre de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, il rejoint la pleine communion avec Rome en 2006 et cofonde l’Institut du Bon-Pasteur à la demande du pape Benoît XVI. Il est aujourd’hui directeur du Centre Saint-Paul et de Monde & Vie. son dernier ouvrage Délivrés, méditation sur la liberté chrétienne, vient d’être publié aux éditions du Cerf.
Le pape François vient de publier l’exhortation post-synodale “Amoris laetitia” par laquelle il entend faire le bilan des deux synodes sur la famille qui se sont tenus à Rome en 2014 et 2015. Ce texte est révolutionnaire par sa manière d’aborder le sacrement de mariage, non pas d’abord comme une donnée doctrinale dont l’Église aurait à enseigner les modalités, mais avant tout comme une réalité concrète, qui se vit aujourd’hui aussi bien en Europe qu’en Afrique ou en Amérique, avec des problèmes spécifiques ici ou là et toujours une diversité irréductible d’un couple à l’autre qui fait que chaque couple est absolument unique.
Le document est particulièrement long, c’est vrai, mais le pape insiste, dans sa préface, pour que chacun en prenne ce dont il a besoin, les “animateurs pastoraux” pouvant aller au huitième chapitre et les époux ayant plutôt rendez-vous avec le cœur de l’exhortation, les chapitres quatre et cinq. Le premier et le troisième chapitres sont théologiques ; le deuxième est plus sociologique, listant les difficultés que doit affronter le couple. Dans le sixième chapitre, on découvrira de merveilleux et paternels conseils du pape pour les couples en crise tandis que le septième réfléchit à “renforcer l’éducation des enfants” et que le neuvième donne quelques pistes pour une spiritualité du couple. Vue de cette manière thématique, le document, qui comporte plus de 300 paragraphes et fait une large place à la réflexion des Pères synodaux, longuement cités, en devient malgré tout plus digeste. Il me semble que lorsque l’on manque de temps, on peut très bien se rendre à tel ou tel chapitre, après avoir lu l’introduction, qui donne l’esprit de cette mise au point, qui par ailleurs cite aussi abondamment saint Jean-Paul II et Benoît XVI.
Les médias attendaient François sur deux thèmes : l’intégration des divorcés remariés dans l’Église et les homosexuels. Sur ces deux thèmes, le Pape a été très sobre. Trop diront les contempteurs compulsifs. Pour ce qui est des homosexuels, l’exhortation insiste sur le fait qu’il n’y a “aucune analogie même lointaine” (AL 251) à chercher entre le couple homosexuel et le couple hétérosexuel.
“Qui suis-je pour juger?”
L’”une seule chair” est et reste un grand mystère, qui caractérise l’œuvre créatrice et qui illumine l’œuvre rédemptrice de Dieu. L’union homosexuelle n’est pas du même ordre affirme le Pape et cela reste vrai même si “chaque personne indépendamment de sa tendance sexuelle, doit être respectée dans sa dignité et accueillie avec respect, avec le soin d’éviter toute marque de discrimination injuste” (AL 250). Le texte est court et pourtant tout est dit. On comprend que les chrétiens de David et Jonathan, cette association représentant les homosexuels chrétiens, aient été déçus et qu’ils le disent. On imaginait tellement autre chose de ce Pape. Les médias avaient échafaudé un tout autre scénario pour cette exhortation. Mais en même temps, on retrouve bien “sa patte” dans son expression : il parle de respect, de dignité de soin. C’est bien le “Qui suis-je pour juger ?” dans son sens véritable. Ce qui est propre au pape François, ce qu’il va falloir saisir dans ce texte, c’est cet accent nouveau : son respect infini pour toute personne, au-delà des pesanteurs de l’Institution de l’Église, son absence totale de légalisme au-delà de son souci de la loi, sa volonté de “se faire tout à tous pour les sauver” qui s’enracine au plus profond de la tradition chrétienne et justifie toutes les audaces – ad personas, vers les personnes.
La miséricorde, la vraie
On retrouve cet état d’esprit dans sa manière d’accueillir les divorcés remariés, avec, en plus, une dimension immédiatement constructive : pour lui, le mariage civil ou la simple cohabitation stable et féconde comportent quelque chose du mystère du mariage : “Toutes ces situations doivent être affrontées d’une manière constructive, en cherchant à les transformer en occasions de cheminement vers la plénitude du mariage et de la famille à la lumière de l’Évangile” explique-t-il en citant la Relatio du Synode de 2014. Nous nous trouvons devant l’attitude jésuite dans toute sa splendeur : une pratique qui permet de “construire” en cherchant dans la vie de celui qui vient au prêtre (ou au Pape) tout ce qui peut le disposer à recevoir la grâce de Dieu. Je n’ai pas fait le compte, mais on trouve souvent le mot “grâce” dans l’exhortation apostolique. On s’aperçoit d’ailleurs, dans le Sermon d’ouverture de l’année de la miséricorde le 8 décembre dernier, que le mot grâce est quasiment synonyme du mot miséricorde. On pourrait dire que face à l’herméneutique de continuité qu’a proposé le pape Benoît, François propose lui une herméneutique de la miséricorde. Non pas la miséricorde qui ferait systématiquement moins cher, non pas la miséricorde qui chercherait à casser les prix pour prétendre que tout se vaut et conclure que rien ne vaut, non ! Mais la miséricorde qui est l’amour unique que Dieu porte à chacun d’entre nous, la miséricorde qui est une grâce et nous pousse en avant, la miséricorde qui non seulement ne casse pas les prix mais nous rend plus chers aux yeux de Dieu, qui que nous soyons. Il me semble que l’herméneutique de continuité, saluée à plusieurs reprises par le pape François, appelle cette herméneutique de la miséricorde, loin de lui être contraire. Il y a un secret providentiel dans la succession des deux derniers pontificats et dans leur profonde complémentarité dans la vérité. Il fallait toute l’insistance pédagogique de Benoît XVI pour se ressaisir de la vérité dans sa splendeur (Jean-Paul II) dans sa centralité. Mais maintenant, avec François, nous découvrons que “la vérité qui ne se tourne pas en amour est une idole”. Benoît XVI lui-même justement ne parlait-il pas de “la charité dans la vérité”, caritas in veritate ?
Discerner ce qui est bon et s’en tenir
Jean-Paul II était, sans problème le Curé de l’univers et Dieu sait s’il a fait tourner la boutique ! Le pape François, de façon encore plus ambitieuse, conçoit son rôle comme celui d’un directeur de conscience universel. Il prêche au monde les exercices spirituels de saint Ignace. Il essaie de s’adresser à chacun et de lui dire ce qu’il doit faire pour avancer vers Dieu. Pas question de lui fermer la porte au nez ! Il faut le conduire, par un chemin personnel. Ce n’est pas facile pour un pape de prendre cette attitude, que l’on rencontre surtout au confessionnal. Le Pape, c’est vrai, en tant que Pape, n’est pas d’abord un confesseur, même si sur ce plan, le Saint-Père entend montrer l’exemple, même si son livre sur la Miséricorde est tout entier tourné vers le sacrement de Pénitence, où les pécheurs que nous sommes, recevons la miséricorde du Seigneur. En soi, pourtant, le pape doit d’abord être l’homme de l’institution. Mais nous sommes en crise ; notre monde est cassé. François veut être aussi l’homme de chacun, prenant les gens là où ils en sont. Son maître mot est celui de saint Ignace : le discernement. Il s’agit pour lui d’aider ceux qui s’approchent de lui, fidèles ou non, à discerner ce qui est bon dans leur vie et à s’y tenir. Il tend à les aider à faire l’expérience de Dieu, comme le fait le prédicateur des Exercices spirituels de saint Ignace, qui enseigne toujours la deuxième annotation de ces Exercices : “Ce n’est pas le fait de savoir beaucoup qui remplit et satisfait l’âme, mais le fait de sentir et de savourer les choses intérieurement” (AL 207).
“Rien n’est plus volatile que le désir”
L’une des qualités du bon directeur spirituel est la prudence, non pas la prudence qui ne prend pas de risque, non pas la prudence qui repose sur l’inepte principe de précaution, comme si vivre ne consistait pas à prendre des risques, non, mais la prudence quant à la fiabilité de l’humain, la prudence, sur le mal qui est dans l’homme, sur sa fragilité. Un exemple : les commentateurs ont tous souligné l’emploi positif du terme “érotisme” dans l’exhortation. N’était-il pas suffisant d’évoquer “le plaisir” ou ce que Jean-Paul II appelait “la pleine et mûre spontanéité des rapports” (AL 150) ? En tout cas, c’est d’érotisme que nous parle le pape François, sans doute parce que le mot s’est banalisé aujourd’hui. “L’érotisme apparaît comme une manifestation spécifiquement humaine de la sexualité” (AL 150). “L’érotisme le plus sain, même s’il est lié à une recherche du plaisir, suppose l’émerveillement et pour cette raison, il peut humaniser les pulsions” (AL 151). On reconnaît là l’enseignement de Jean-Paul II sur le langage du corps. Rien de neuf… Rien de neuf non plus dans cette prudence quant à la chair et à l’œuvre de chair que l’on aperçoit d’emblée dans les textes de Jean-Paul II mais que l’on retrouve dans ceux de François : “Rien n’est plus volatile, plus précaire et plus imprévisible que le désir et il ne faut jamais encourager de contracter le mariage, si d’autres motivations n’ont pas pris racine pour donner à cet engagement des possibilités réelles de stabilité” ( AL 209), déclare François par exemple, parce que, manifestement il ne veut rien escamoter de son sujet.
La maternité de l’Église
Au fond le document du Pontife semble bien faire l’unanimité. Il se rattache à la grande tradition jésuite de la casuistique, c’est-à-dire non du mépris de la loi, mais de l’application de la loi à chaque personne. Comme Dieu s’adresse à chaque personne dans un face-à-face amoureux, parce qu’il nous connaît personnellement et intimement, mieux encore que nous ne nous connaissons nous-mêmes, ainsi l’Église de François voudrait pouvoir s’adapter à chaque cas. Un long texte de saint Thomas d’Aquin est cité en ce sens : “Je demande avec insistance que nous nous souvenions toujours de cet enseignement et que nous apprenions à l’intégrer dans le ministère pastoral” (AL 304), insiste le Saint-Père. On peut résumer ce texte thomasien (IaIIae Q94 a4) en une phrase : “Plus on entre dans les détails plus les exceptions se multiplient”. On sait que ce qui intéresse le Pape, ce sont ces exceptions, ou plutôt c’est nous, dans le détail de notre vie intérieure, nous sommes tous des exceptions. La maternité de l’Église – c’est le pari du nouveau pontificat – est capable de traiter chaque personne de manière exceptionnelle, non seulement en appliquant la loi (qui reste toujours dans le général) mais en connaissant chacune de ses brebis à l’image du Bon Pasteur lui-même. “Un Pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations irrégulières comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes. C’est le cas des cœurs fermés qui se cachent derrière les enseignements de l’Église pour s’asseoir sur la cathèdre de Moïse et juger, quelquefois avec supériorité et superficialité…” (AL 305). Une fois de plus, le pape s’en prend ici à ces chrétiens pharisiens, qui risquent de s’entendre dire : “Engeance de vipères…”.
Enseigner de façon christique
On l’aura compris, ce qui est nouveau dans cette exhortation apostolique, ce n’est pas le fond, c’est l’esprit dans lequel l’enseignement millénaire est transmis. Cet esprit est un esprit plus évangélique, plus proche de chacun et en même temps plus imprégné de la certitude qu’il n’y a pas dans l’Église d’un côté les bons et de l’autre côté les pécheurs, mais que nous sommes tous pécheurs et que le Christ est venu “non pour les justes mais pour les pécheurs”. Pour François l’enjeu est considérable : il s’agit de montrer aux populations d’Amérique latine, tentées par l’évangélisme américain, que l’Église catholique est plus évangélique que les évangélistes. Elle garde sa morale millénaire, elle ne peut enseigner une autre morale que celle du Christ, mais elle doit l’enseigner de façon christique.
Certains adversaires de l’exhortation se sont focalisés sur deux lignes du numéro 305 et sur la note qui suit. Je cite : “Il est possible que dans une situation objective de péché – qui n’est pas subjectivement imputable ou qui ne l’est pas pleinement – l’on puisse vivre dans la grâce de Dieu, qu’on puisse aimer et qu’on puisse également grandir dans la vie de la grâce et dans la charité, en recevant à cet effet l’aide de l’Église”. Et la note poursuit : “Dans certains cas, il peut s’agir aussi de l’aide des sacrements”. En omettant de lire la précision entre tirets, sur la situation objective de péché qui n’est pas subjectivement imputable, et en confondant “vivre dans la grâce”, recevoir des grâces (actuelles) et “être en état de grâce”, certains vont jusqu’à dire (je l’ai entendu de mes oreilles par un prêtre au cours d’une conférence donnée au Centre Saint Paul) que le Pape par ces quelques lignes, remet en question toute la théologie catholique de l’état de grâce et du péché mortel. Il ne parle pourtant ni de l’un ni de l’autre.
De l’importance de la subjectivité de chacun
En réalité, le Souverain Pontife veut s’adresser à chaque fidèle comme un sujet libre, qui a sa propre histoire, ses difficultés mais aussi sa lumière propre. Cette importance de la subjectivité de chacun que François entend souligner, comme cela n’avait jamais été fait par un Pape dans l’histoire de l’Église, elle me semble se trouver très clairement dans saint Thomas, même si, pour des raisons pastorales, il est vrai que le pape Jean-Paul II insistait peu sur cette dimension de l’enseignement du Docteur angélique : dans la question 19 de la IaIIae, on découvre par exemple que celui qui croit que forniquer est un bien et qui ne fornique pas commet un péché. Thomas dit la même chose, au même endroit, à propos de la foi au Christ : “Si croire au Christ est proposé par la raison de tel individu comme un mal, cela signifierait que sa volonté se porterait au Christ comme à un mal, alors même que la foi au Christ est par soi un bien et qu’elle est nécessaire au salut”. Thomas cite souvent la formule de l’Ecclésiastique : “Dieu a remis l’homme entre les mains de son conseil”. Il faudrait ajouter que l’homme doit suivre ce conseil, même lorsqu’il s’avère erroné. S’il ne le suit pas, il ne peut pas être dans le bien.
Certes l’article 6 de la même question rappelle la dimension objective de l’ordre moral et ajoute que quelle que soit l’intention d’un individu, s’il choisit le mal (en le prenant pour un bien) il risque de le payer, parce que c’est à la volonté même de Dieu qu’il s’oppose et que rien ne peut être construit sur une telle opposition. Mais il ajoute, conformément aux développements de l’article précédent, que cette erreur que l’individu risque de payer, néanmoins elle l’excuse de toute faute du moment qu’elle touche à telle ou telle circonstance inconnue ; en revanche, note le Docteur angélique, elle ne l’excuse pas si elle s’avère substantielle. Je veux dire que les principaux préceptes de la loi morale sont connus de tous et nul n’est censé les ignorer. L’ignorance substantielle d’un précepte de la loi (en l’occurrence : Tu ne commettras pas d’adultère) ne peut être qu’une ignorance dite pharisaïque ou affectée. Lorsque l’ignorance est franche (portant sur telle ou telle circonstance de la loi) alors elle est pleinement excusante.
On voit bien qu’on ne peut pas lire saint Thomas en choisissant l’article cinq contre l’article six ou l’article six contre l’article cinq. Il est nécessaire d’envisager un double enseignement : d’une part le péché est objectif, le mal est objectif, le péché et le mal sont en cela une seule et même chose (ce que Mgr Lalanne avait paru oublier à propos de la pédophilie dans une émission récente de RCF) et voilà l’article six ; et d’autre part, nous devons avoir égard à la subjectivité pécheresse, soit qu’elle aggrave son propre péché par une intention plus mauvaise que l’acte matériel qui est le sien, soit qu’elle diminue ou même qu’elle excuse la gravité de son crime par une forme d’ignorance non-coupable de sa part, c’est le sens du terrible article cinq.
Le Pape, directeur de conscience universel, en ces temps de crise ecclésiale et de pénurie de prêtres, s’adresse ou veut s’adresser à chacun d’entre nous, car, comme le disait Benoît XVI dans un autre contexte, “nul n’est de trop dans l’Église”. Il prend chacun là où il est et ne songe pas à imposer d’emblée tout un code moral exigeant à ceux qui ne le connaitraient pas. Là encore, Thomas d’Aquin nous donne une grande leçon de souplesse, expliquant dans la IIIa Pars de sa Somme théologique, que tout homme est membre, au moins en puissance, du Corps mystique du Christ qui est l’Église.
C’est dans cette universalité ecclésiale revendiquée, c’est dans un esprit missionnaire (et non dans un confessionnalisme étriqué) qu’il faut lire l’exhortation apostolique sur la Joie de l’amour.
Délivrés, méditations sur la liberté chrétienne, de Guillaume de Tanoüarn. Éditions du Cerf, 290 pages, 22 euros.