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Dernière rencontre avec Alain Decaux, la voix et le visage de l’Histoire

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Famille Chrétienne - Cyril Lepeigneux - publié le 31/03/16
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En 2003, “Famille Chrétienne” avait interrogé le grand historien chez lui. À l’occasion de sa disparition, retrouvez sur Aleteia l’intégralité de cette rencontre.

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Décédé ce 27 mars 2016, Alain Decaux était fasciné par saint Paul, auquel il avait consacré un livre (L’avorton de Dieu, une vie de saint Paul, Perrin, 2005). “L’instituteur national” nous parle de “l’avorton de Dieu”. Mais aussi de lui, de sa vie d’homme, de sa vocation d’historien, et de sa foi.

Paris. Rez-de-chaussée d’un bel immeuble haussmanien du XVIe arrondissement. Un petit appartement coquet où travaille Alain Decaux, “l’instituteur national”. Les murs sont tapissés de livres. Derrière les voilages et les lourds rideaux, le jour est tombé. Le canapé – où il rédige ses manuscrits sur les genoux depuis des années ! – est flanqué de deux lampes distillant leur lumière mordorée. Tout est calme, propice au dialogue, à l’intimité. Alain Decaux, la bouche et les yeux souriants, attend les questions.

Il vient de publier son dernier ouvrage – le cinquante et unième ! – sur l’un des piliers du christianisme : saint Paul. “Je m’attache à Saul de Tarse depuis plus de quarante ans. Très exactement depuis que l’un de mes amis m’a dit : “Sais-tu que saint Paul n’a pas connu Jésus ?”. Depuis, je me suis toujours interrogé à son propos.” Alors, écrire un livre sur Saul de Tarse ? “J’ai hésité pendant vingt ans, tant le sujet me paraissait redoutable… et puis un jour, j’ai regardé ma carte d’identité indiquant mon âge, et je me suis dit que c’était maintenant ou jamais.” Après deux ans et demi de recherches, voilà enfin Une vie de saint Paul, “l’un des livres les plus difficiles à écrire de toute ma vie d’auteur”, confie-t-il.

Un air de grand-père de rêve

“Faut-il vous appeler Monsieur ? Monsieur l’académicien ? Monsieur le ministre ? Ou… Alain ?” Bien installé, les jambes croisées, une main enfouie négligemment entre deux coussins : “Vous savez, lorsque je faisais de la télévision, je recevais beaucoup de courrier. Tous les gens me prenaient alors pour une personne de la famille et il était très rare que l’on m’écrive “Cher Monsieur”. C’était plutôt des “Cher ami” ou “Cher Alain”. Je préfère, c’est plus familier”. Voilà l’homme. Un contact simple et chaleureux, et désormais, à plus de 70 ans, cet air de grand-père de rêve, prêt à vous raconter des histoires…

Mais pas n’importe lesquelles : l’Histoire avec un grand “h”. “Un art qui doit tendre à devenir une science, précise-t-il. Je ne crois pas à l’objectivité, mais au devoir d’honnêteté de l’historien. Mais, que voulez-vous, il sera toujours victime de ce qu’il est, même s’il s’efforce le plus possible de se rapprocher du vrai.” Cette passion pour “le récit d’événements mémorables” est un amour de jeunesse.

Le jeune Alain a 11 ans. À chaque Saint-Nicolas, il demande à son père, grand avocat lillois, un livre d’Alexandre Dumas – celui-là même qu’il a récemment panthéonisé ! Quatre ans plus tard, alors que le garçon dévore les romans de son auteur préféré, Me Decaux lui rappelle que l’Histoire romancée est distincte de l’Histoire tout court. Un déclic. Dès lors, Alain se plonge avec volupté dans d’épais livres d’Histoire pour savoir ce qui s’est “réellement passé”.

De cette influence littéraire provient sans doute sa capacité à capter aussi facilement l’attention du grand public. “Pour moi, l’Histoire, c’est la manière d’explorer le passé. Je me prends pour un explorateur, un enquêteur, un détective, explique-t-il, enthousiaste. Dans l’un de ses articles, André Frossard m’avait même baptisé “le Hitchcock gaulois” !”

Un talent de conteur qui a satisfait (ou suscité ?) la curiosité de nombreux Français collés à leur poste de TSF (La tribune de l’Histoire), vissés devant leur récepteur de télévision (La caméra explore le temps, Alain Decaux raconte), assis dans des salles de spectacles (Un homme nommé Jésus, Notre-Dame de Paris, De Gaulle, C’était Bonaparte…), ou penchés sur ses nombreux ouvrages (Letizia, La Révolution française, Victor Hugo, Alain Decaux raconte la Bible aux enfants…).

En évoquant sa vie, l’homme est un peu ému. Il se souvient de ses années de lycéen sous l’Occupation. Il prenait alors sa bicyclette pour aller à l’école en longeant les quais, loin du bruit et des odeurs d’essence, humant à plein nez les effluves printaniers des beaux arbres se mirant dans la Seine… “Ces promenades à vélo sont un merveilleux souvenir. Il y a eu, comme cela, dans cette nuit de l’Occupation, des bonheurs simples. L’homme est fait pour ces moments de joie.” Des instants précieux dans ce XXe siècle qu’il considère comme l’un des plus effroyables, avec cette destruction programmée des juifs par la dictature hitlérienne.

La taille encore fine serrée dans son beau costume foncé, le cheveu gris et clairsemé, la rosette à la boutonnière, Alain Decaux a assez vécu pour jeter un regard serein sur sa carrière. “Je n’ai pas à me plaindre de ma vie. J’ai eu la chance de faire le métier que j’avais envie de faire, ce qui n’est pas donné à tout le monde, confie-t-il. Dans les années 60, quand des jeunes venaient à mes émissions ou à des séances de dédicace, je signais le plus souvent : “Choisissez votre métier !”. J’ai toujours pensé que c’était là le secret du bonheur.”

Le passé à la portée de tous

Pour écrire cette vie de saint Paul, il a pris les mêmes moyens que pour ses autres livres : aller sur place pour se faire une idée. Car notre vulgarisateur télégénique ne travaille pas à la façon d’un Georges Duby ou d’un Emmanuel Le Roy-Ladurie : son talent est de mettre le passé à la portée de tous. “On se débrouille toujours mieux quand on plante les décors, regardant les gens vivre et notant tous les petits détails qui éclairent. Je ne conçois pas d’écrire un livre dans le secret de mon cabinet sans d’abord aller aux sources.”

Alors, si pour Victor Hugo il a eu la permission de dormir une nuit dans sa maison de Guernesey – “Cette maison c’est lui ! On le voit, on le ressent !” –, cette fois, il a mis ses pieds dans ceux de saint Paul, entre Tarse et Rome.

A-t-il découvert quelque chose ? “Ce travail sur Paul m’a permis de comprendre à quel point judaïsme et christianisme sont liés. Que finalement, Paul est toujours resté juif. Et que, pendant plusieurs années, les premiers chrétiens n’ont pas osé quitter le judaïsme.” Et là, de sourire avec humilité : “J’étais arrivé à mon âge sans me rendre compte que le passage de juifs à chrétiens ne s’était pas fait tout d’un coup !” Ses petits yeux pétillent : “En fait, les premiers chrétiens sont totalement juifs et vont tous les jours au temple. Et ils ont découvert que Dieu est venu mettre le comble à sa bonté envers le peuple élu en lui envoyant le Messie, Celui qui était annoncé dans toutes les Écritures. Alors pour ces chrétiens, ce qu’il faut, c’est convertir les juifs ! Et ils ne vont faire que cela !”.

“Sacha Guitry m’a beaucoup appris”

Alain Decaux raconte… de sa voix chaude et convaincante. Parmi les personnes qui ont le plus influencé cet auteur prolixe : sainte Thérèse d’Avila et Louise Michel. La seconde, “sainte laïque” comme il la qualifie, pour son action charitable et généreuse ; la première, pour sa force intérieure, “capable de soulever des montagnes”. Il y a aussi un homme, Sacha Guitry : sur l’épée d’académicien de l’historien, on distingue une émeraude léguée par l’auteur de théâtre, dont il était l’ami intime : “J’ai admiré cet homme. Son œœuvre, son esprit, sa philosophie. Il m’a appris beaucoup de choses, comme l’amour du travail bien fait”. Une qualité de travailleur qu’il cultive toujours, comme celles de la fidélité en amitié et de la présence attentive auprès des siens.

Autre influence profonde, celle d’un prêtre, l’abbé Lherminez : “À un moment où la foi s’est vraiment ancrée en moi, j’ai triomphé de mes doutes grâce à lui”. Alain Decaux, homme public, n’a jamais caché sa foi. “Ma foi, je l’ai reçue, explique-t-il avec conviction. J’avais un père qui n’y croyait pas – il me l’a dit quand j’ai été plus âgé –, et une mère qui pensait juste à un Dieu créateur.” Petit-fils d’un instituteur, il n’a fréquenté que des écoles laïques, et pourtant, il a toujours cru. “J’ai encore des doutes aujourd’hui, et à certains moments de ma vie j’ai dû un peu m’éloigner des sacrements. Mais je suis toujours resté dans l’Église.” À un mariage de famille où le prêtre lui avait demandé de prendre la parole, il enjoignit le couple de garder et de transmettre cette foi qui l’avait rendu “heureux, rassuré et espérant”.

“Si on ne connaît pas l’Histoire, on ne peut pas être un citoyen”

À entendre cet ancien ministre délégué de la Francophonie, on devine des motivations profondes derrière ce désir d’enseigner : “J’estime que si on ne connaît pas l’Histoire, on ne peut pas être un citoyen. Pour participer à la vie de la cité, poser des choix, mettre le bulletin dans l’urne – en connaissance de cause et pas seulement en fonction d’une affiche… –, on se doit de connaître le passé. La conversation, la lecture, les informations, sont constellées de références historiques qu’il faut bien comprendre !”

Concernant le récent débat sur l’enseignement de l’Histoire des religions, ce catholique pratiquant reste prudent. Le pouce tournicotant sur un coin du coussin, l’œil dans le vague et le pied ondulant, il confesse son appréhension : “En principe, oui, je suis pour cet enseignement, car il est très important. Mais il faut savoir ce que l’on va faire… On va demander à des professeurs et à des instituteurs de s’en charger. La plupart vont le faire honnêtement. Mais pourront-ils aller au-delà eux-mêmes de ce qu’ils pensent ?”.

Une question que plusieurs critiques littéraires ont été tentés de lui retourner concernant ce livre sur saint Paul… “Non, il n’y a pas de volonté prosélyte. Je n’ai fait que mon travail d’historien”, rétorque-t-il. Car avant tout, ce livre, c’est un coup de foudre pour “l’avorton de Dieu”. “Ce que j’admire le plus chez lui, c’est son prodigieux entêtement, son obstination. Parce que Dieu sait qu’il en a reçu, des coups ! Et le pire pour lui n’a pas été de voir des gens refuser le message du Christ, mais de voir les fameux judaïsants aller sur ses traces et essayer de casser derrière lui tout son travail.”

Il poursuit : “Le personnage me touche dans toutes ses réactions extrêmes : il se brouille avec ses amis, il refuse de transiger. L’homme est immense, fou du Christ. Effrayant par l’absolu de ses exigences. Bouleversant par sa Foi brasier. Profondément humain par son orgueil, ses colères, ses complexes ; écorché vif, mystique et stratège”.

La suite est dans son livre… Il est tard, la nuit est là. Le temps est passé sans bruit. Les voix sont devenues chuchotements. “Et si, au soir de votre vie, vous aviez une dernière chose à dire à vos petits-enfants ?” Dans un sourire un peu douloureux mais illuminé de la petite fille Espérance, il répond : “Tentez de vivre votre religion !”.

Article initialement publié sur le site de Famille Chrétienne

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