Le philosophe et politologue Larry Siedentop souligne l’importance de la pensée chrétienne dans l’émergence du libéralisme occidental : une réhabilitation longtemps attendue mais désormais bien établie.
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Comme le racontent nos confrères du Tagesanzeiger, il est de bon ton, chez les intellectuels occidentaux de dire du mal du christianisme. Il est souvent présenté comme une religion passéiste qui n’a pas su s’adapter aux exigences de la société moderne et qui serait un frein au progrès. Et quand ils s’y intéressent, c’est empreints d’une forme d’arrogance pleine d’ironie : on ne s’intéresse qu’aux zones d’ombres de l’histoire chrétienne et à une certaine psychologie rétrograde qu’on attribue au christianisme.
Pour ce qui est de la grande transformation intellectuelle que le christianisme a mise en route, il est rare qu’elle préoccupe les élites éclairées de la société. C’est cette lacune que vient combler le nouveau livre de Larry Siedentop, L’invention de l’individu. Les origines du libéralisme occidental. Il vient contredire ce préjugé qu’a construit le grand récit de l’Europe des Lumières mais qui ne résiste pas à l’analyse philosophique.
Une démonstration minutieuse
Où veut donc en venir Siedentop ? Le politologue américain, professeur à Oxford, analyse l’influence de la pensée chrétienne sur la transformation de la civilisation occidentale au cours des 2 000 dernières années. Entreprise ambitieuse ! Il décrit ainsi minutieusement et dans une langue très accessible les grandes lignes de ces évolutions. Des thèmes profanes comme la signature de contrats au début du Moyen Âge sont abordés de manière captivante et Larry Siedentop ne perd jamais des yeux son fil rouge.
Tout au long de son argumentation, l’auteur défend la thèse selon laquelle le phénomène de sécularisation de l’Europe est un produit du christianisme. On retrouve ainsi chez cet américain une des grandes idées du philosophie français Marcel Gauchet. D’après Siedentrop, c’est le christianisme qui a préparé la modernité quand il a placé l’individu au centre et prôné l’égalité des personnes, que ce soit avec l’amour du prochain érigé en loi fondamentale de l’existence humaine ou avec la mise en valeur de la règle d’or (Tu ne feras pas à autrui, etc. Ndlr). Gratien, juriste du XIIe siècle, écrivait notamment : “Le droit naturel, comme il est écrit dans la loi et l’Évangile, oblige chacun à se comporter avec les autres comme il souhaiterait qu’ils se comportent avec lui”.
Le germe d’un nouvel ordre social
Larry Siedentop souligne la grande différence entre la conception chrétienne de l’homme et du monde et celle de l’Antiquité : “Au centre de la pensée antique se trouve la supposition d’une inégalité naturelle entre les personnes. Que ce soit dans la sphère familiale ou politique, l’idée d’une égale dignité des personnes était complètement étrangère”. C’est saint Paul qui, le premier, a postulé l’égalité des âmes devant Dieu en s’appuyant sur la révélation du Christ Et c’est le christianisme et sa rhétorique de l’amour des faibles et des pauvres qui a fait germer un nouvel ordre social. Selon l’auteur, dans l’histoire du monde, “le christianisme est le facteur social qui a eu l’influence la plus décisive pour la transformation de l’identité de l’homme au fil des siècles”.
Il faut rappeler qu’avant l’avènement du célibat consacré pour les femmes par exemple, il leur était impossible de vivre une vie indépendante hors des structures familiales traditionnelles. C’est le christianisme qui a permis l’émergence de modèles féminins – abbesses de grandes abbayes, saintes ou reines – et l’affirmation de fortes personnalités comme sainte Hildegarde de Bingen, sainte Catherine de Sienne ou sainte Jeanne d’Arc. Le christianisme a ainsi joué le rôle de moteur dans la promotion de la dignité de la femme dans l’histoire du monde.
Une réfutation du marxisme
Selon Siedentop, la pensée chrétienne n’est donc pas simplement compatible avec le libéralisme occidental: c’est elle qui l’a rendu possible. C’est la raison pour laquelle la sécularisation et la laïcité elle-même ont des origines profondément religieuses. “Les conceptions chrétiennes de la morale constituent les réelles causes de la transformation sociale qui a fait de l’Occident ce qu’il est”, explique Siedentop. Selon lui, il n’est pas possible de comprendre en vérité les problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés si nous n’abandonnons pas cette vieille idée d’un antagonisme entre religion chrétienne et laïcité.
Larry Siedentop montre ainsi que l’idéal d’égalité et celui de l’amour du prochain peuvent modeler une société sur le temps long et faire naître des valeurs qui ne sont pas complètement soumises à l’économie et ne peuvent être expliquées par elle. Certains reprocheront à l’auteur de trop accentuer la dimension émancipatrice du christianisme sans prendre en compte sa force comme ferment de transmission et de mémoire. Mais allant contre des idées reçues dominantes qui sont autant de raccourcis et de préjugés infondés, Larry Siedentop permet une vision plus juste et plus fidèle de ce que représente le christianisme pour la société moderne.