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“Mia madre” de Nanni Moretti

Shots from "Mia Madre"

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Père Denis Dupont-Fauville - publié le 20/01/16
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Les fruits ont-ils passé la promesse des fleurs ?

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En surface, Mia madre est une chronique familiale. Margherita, réalisatrice de cinéma juste quinquagénaire, voit le tournage de son nouveau film perturbé par la maladie de sa mère, ancien professeur de latin qui va vers sa fin. Giovanni, son frère aîné, se met certes en disponibilité de l’entreprise qui l’emploie pour se consacrer à la vieille dame hospitalisée, mais notre héroïne ne peut échapper au sentiment de responsabilité qui l’étreint. De plus, elle sort d’une rupture amoureuse et doit aussi gérer l’entrée dans l’adolescence de sa fille, elle-même déjà blessée par le divorce de ses parents et qui voit avec inquiétude s’affaiblir sa grand-mère. Pour compliquer le tout, un acteur américain sur le retour, embauché à prix d’or, débarque à Rome pour le tournage et va se révéler difficilement gérable.

On le voit, cette histoire qui ressemble (presque) à la vie de tous les jours est aussi un terreau propice à la mise en scène de moments d’une grande humanité : entre mère (ou grand-mère) et enfants, entre frère et sœur, entre anciens partenaires, entre membres de la famille et membres de l’équipe de tournage, Moretti organise une alternance de séquences intimistes ou spectaculaires, nous promenant dans Rome mais aussi dans la solitude des hôpitaux ou l’intimité des appartements, d’un sentiment à l’autre, d’une solidarité à l’autre, d’une contradiction à l’autre.

Il apparaît rapidement que le véritable sujet du film, en réalité, est la transmission. Transmission dans l’espace, bien sûr, comme en témoigne la scène initiale où le metteur en scène doit coordonner ses acteurs tout en menant des discussions téléphoniques, mais aussi les moments où Margherita doit s’efforcer de cloisonner ses sentiments personnels et ses devoirs de réalisatrice, ceux où Giovanni s’exprime plus sobrement mais avec plus de pertinence qu’elle, celui où sa mère s’étonne qu’elle n’ait pas perçu les émois amoureux de sa propre fille, ceux (parfois désopilants) ou l’acteur américain croit qu’il comprend ce qui se passe sous prétexte qu’il bredouille quelques mots d’italien… Mais surtout transmission dans le temps : avec la mort imminente de leur mère, le frère et la sœur, tous deux célibataires de fait, prennent conscience qu’un trésor leur a été légué et se demandent ce qui leur en restera. Qu’ont-ils transmis à leur tour, et comment ? Qui les attend ? Plus le film avance, plus la malade, condamnée, est présente : et après ? Beaucoup de scènes traitent cette interrogation, parfois même en manière de contrepoint, comme celle du songe où Margherita dialogue avec ses propres personnages faisant la queue devant un cinéma, ou celle dans laquelle le frère et la sœur découvrent l’extraordinaire proximité que leur mère avait su garder, à leur insu, avec ses anciens élèves.

Unissant les deux modes de transmission, la dialectique de la langue se déploie avec une grande finesse. D’une part en effet l’anglais, langue vernaculaire “commune”, isole la vedette américaine, même quand celle-ci tente de parler italien, par la mentalité qu’il induit. D’autre part le latin, langue “morte”, se révèle un extraordinaire instrument pour toucher les intelligences et les cœurs des interlocuteurs de celle qui va pourtant mourir : splendide scène, notamment, où la grand’mère aide sa petite fille à comprendre sa version. Est-il raisonnable, efficace d’enseigner encore une telle langue à l’heure de la société de communication ? Mais la “communication” n’est pas une réponse au problème posé : pas assez profonde pour toucher les cœurs, pas assez constante pour laisser une trace.

D’où la question angoissante qui traverse le film et taraude Moretti : ce qui peut “ouvrir les cœurs”[1] est-il sur le point de disparaître ? Ou pour le formuler autrement : ceux qui disposent aujourd’hui du pouvoir ont-ils encore non seulement le souci mais aussi la faculté de transmettre quelque chose à l’humanité de demain ? La génération qui avait les clefs n’a pas réussi à installer des adultes ; la suivante, qui ne les a plus, voudrait y arriver : comment ? Symptomatique, à cet égard, le fait que cette famille n’ait qu’une enfant. La scène, à la fois charmante et froide, où cette dernière apprend à faire du solex entre ses deux parents illustre bien comment la société actuelle isole les jeunes en voulant combler leurs désirs et comment l’incapacité des parents à assumer leurs propres servitudes empêche leurs enfants de sortir des sentiers battus.

Deux éléments permettent de garder malgré tout espoir. D’une part les solidarités de groupe, avec par exemple la formidable scène de danse improvisée sur le tournage où l’Américain devient enfin complice du reste de la troupe, y compris avec ses membres les moins séduisants. D’autre part la pudeur des personnes, qui culmine dans le très beau moment où la jeune fille apprend seule dans sa chambre la mort de son aïeule. Proximité et recul : deux qualités éminemment italiennes, mais à combien d’Italiens sont-elles encore transmises ?

Curieusement, malgré une telle richesse scénaristique et humaine, de magnifiques acteurs et de très beaux moments, amusants ou sévères[2], le film ne nous a pas totalement convaincu. Est-ce sa problématique si grave ? Est-ce le fait de voir se mettre elle-même en scène une génération prise au piège de son propre narcissisme[3], qu’elle découvre toujours plus stérile ? La couleur, le sourire sont absents. Là où la caducité pourrait être évoquée avec tendresse, la vie est présentée sous une lumière désabusée. Margherita, metteur en scène, conseille à plusieurs reprises à ses acteurs d’être un peu “à côté” de leur personnage : mais à tant construire, le risque serait peut-être de laisser les spectateurs à côté de leur propre émotion.

[1] Dans tous les sens de l’expression, en l’occurrence !
[2] La scène de tournage d’une séquence en voiture avec John Turturro, où aucun dispositif technique ne peut pallier les lacunes techniques de l’acteur, est ainsi réjouissante. Et pour les connaisseurs de Rome, les scènes qui montrent la piazza Mancini vide dans la nuit ou la file de spectateurs pour Les ailes du désir au cinéma de la Capranichetta sont des clins d’œil empreints de nostalgie…
[3] Beaucoup se sont réjouis de ce que Moretti n’ait pas joué lui-même le rôle du réalisateur, alors que c’est son histoire qu’il raconte. Il nous donne plutôt le sentiment d’avoir voulu sculpter sa propre statue du commandeur.

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