Yiska Harani, enseignante et experte du dialogue interreligieux, nous livre son témoignage depuis Jérusalem sur le regard porté par les Juifs sur la venue du Pape en Terre Sainte.
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26/05/14
Alors que le pape François est sur le point de conclure son voyage en Terre Sainte, Aleteia vous propose le témoignage de Yiska Harani, du Centre de Jérusalem pour les relations judéo-chrétiennes (Jerusalem Center for Jewish Christian Relations) et d’autres institutions de la ville, gouvernementales ou non, en tant que professeur et promotrice du dialogue entre juifs et chrétiens. Elle a accordé beaucoup d’importance au fait de créer une rencontre personnelle entre ces deux fois – juive et chrétienne – car il s’agit pour elle du point de départ d’un dialogue fructueux. Elle revient pour Aleteia sur la situation à Jérusalem et sur la venue de François.
Jérusalem est une ville où cohabitent plusieurs religions différentes. L’équilibre de la ville dépend d’ailleurs de cette pluralité. A quoi cela ressemble, de vivre dans un tel lieu ?
Yiska Harani : J’ai grandi à Jérusalem, et au bout d’un moment j’ai trouvé que c’était trop intense pour moi. C’est pourquoi j’ai décidé de quitter la ville. Désormais, j’habite à Tel Aviv, qui est à une heure de route. A Jérusalem, on ressent à la fois un poids et un privilège. C’est un endroit sacré et pourtant on éprouve de nombreux sentiments contraires. C’est une ville des extrêmes, loin du calme et de la tranquillité. Et c’est là qu’est le défi. Il faut essayer de vivre comme on peut au sein d’une société intense et conflictuelle.
À Jérusalem, on perçoit une grande ferveur du fait de faire partie d’une communauté et de vivre en ce lieu sacré. Mais Jérusalem est un endroit dur. Y travailler avec les gens qui y habitent est difficile, c’est un vrai défi. Mais on doit le faire pour favoriser le développement de la convivialité dans la ville. Autrement, les personnes vont s’en tenir aux ghettos qu’elles construisent et rester dans leur isolement et particularisme.
Comment la liberté religieuse s’exerce-t-elle concrètement pour les habitants et les autorités de Jérusalem ?
Y.H. : Depuis les 60 dernières années, la liberté religieuse grandit dans la ville de Jérusalem. Auparavant, de nombreux sites saints n’étaient pas accessibles. Aujourd’hui, de manière générale, les musulmans et les chrétiens peuvent pratiquer où ils veulent. C’est le cas également pour les juifs, excepté au mont du Temple, où il y a toujours des problèmes.
Désormais, les autorités se rapprochent de plus en plus des autres communautés vivant dans la ville. À l’époque du légendaire maire Teddy Kollek (1965-1967), il y a eu une ouverture énorme en faveur des communautés minoritaires. C’est le cas par exemple des Syriaques orthodoxes de Jérusalem. A chaque fois qu’il y avait une célébration diplomatique ou une procession, ils étaient invités à jouer leur musique. À cette époque, il y a eu une prise conscience : la ville était multiculturelle.
Je ne crois pas qu’aujourd’hui ce soit toujours le cas. Dans l’éducation, peu de choses sont enseignées au sujet de l’autre, même si le ministre de l’éducation a annoncé que « la connaissance de l’autre » était le thème de l’année. Beaucoup d’écoles ont choisi de traiter « l’autre » comme étant un autre juif, et non pas comme un chrétien ou un musulman.
Dans le domaine de l’éducation, principalement, et également dans les autres ministères.
Notre diversité n’est pas vue comme une ressource. Pour ma part, je pense le contraire. Nous devrions regarder ces minorités, développer nos relations avec elles et leur demander ce dont elles ont besoin. À mon avis, ceci doit avant tout avoir lieu dans les écoles et l’éducation.
Quelle signification donnez-vous au voyage du pape François à Jérusalem ? Et quelles en seront les conséquences ?
Y. H. : Il s’agit d’une opportunité fantastique pour le monde chrétien et pour les relations judéo-chrétiennes. Pour les chrétiens, la rencontre entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique signifie que cette ville conflictuelle peut aussi représenter un lieu de réconciliation avec les autres. C’est très symbolique. Le fait que le Pape et le patriarche de Constantinople, qui sont divisés depuis 1000 ans, viennent à Jérusalem réitérer l’accolade d’il y a 50 ans montre que notre ville peut être autre chose qu’une zone de conflit.
Les chrétiens locaux sont encouragés par la venue de deux figures suprêmes du monde chrétien. Ils permettent à la communauté chrétienne de se dévoiler, de ne pas être invisible, comme beaucoup en ont l’impression. Ainsi, la communauté chrétienne locale s’en réjouit, et organise sa propre publicité et la visibilité qu’elle souhaite avoir. Je suis très heureuse pour eux.
Concernant les relations judéo-chrétiennes, je suis ravie d’une part que le pape vienne rendre hommage à la poignée de main historique d’il y a 50 ans, mais du fait que, contrairement au pape Paul VI il y a cinquante ans, il vienne pour l’État tout entier, et pas seulement pour la Terre Sainte, pas seulement pour le peuple juif. Tout ce qu’il a fait au cours de ce voyage, les papes qui l’ont précédé ne l’auraient jamais fait : passer par l’aéroport international israélien, se rendre à la résidence du Président, aller au centre Heichal Shlomo et au Mont Herzl, etc. C’est un message incroyable, pour la toute première fois dans l’histoire du Vatican, c’est une réelle affirmation de la relation avec l’État d’Israël, et avec le judaïsme en général.
Je suis également très heureuse que le peuple juif voie et entende le Pape. Je suis devant la télévision ici, à interpréter les événements, et c’est l’occasion de dire aux gens : « Regardez ! Ce que vous ignoriez jusqu’à présent, vous le savez maintenant » ! Je veux parler du rapport avec le Vatican, et avec le monde chrétien, du fait qu’il y ait un dialogue qui se poursuit depuis près de 50 ans maintenant, dans un très esprit très amical. C’est l’occasion de présenter aux yeux des gens une réalité dont ils n’auraient jamais pris conscience autrement, dans leur vie quotidienne.
Cette venue du Pape est une opportunité éducative incroyable, même si hélas des gens veulent la détourner à des fins différentes. Je suis certaine que certains juifs radicaux sont déjà prêts à formuler de fausses accusations et à générer des conflits, mais il me semble qu’en général, la couverture médiatique a permis de mettre en relief la relation réelle et l’engagement général en faveur d’un avenir meilleur.
Que pensez-vous du pape François ?
Y. H. : Je ne pense pas qu’il soit possible de ne pas aimer le Pape ! Pour moi, le symbole le plus fort est que cette personne, qui n’a pas subi la Seconde Guerre mondiale comme les autres papes, et qui a donc un point de vue extérieur à cette expérience et à cette douleur traumatisantes, ait cet engagement incroyablement profond dans la relation avec les personnes juives. Pour moi, c’est une victoire de l’Église, c’est une victoire pour lui en tant que personne d’avoir fait ce choix, mais également une victoire pour le Vatican qui a emprunté cette voie ; Nous avons là un pape qui a été choisi entre tous, et cette personne méconnue qui est dévoilée à la face du monde démontre que l’Eglise lui a enseigné ce vers quoi elle tend vraiment, à savoir cette réelle relation avec le judaïsme, cordiale et fraternelle. Je veux rendre grâce à la fois à sa personnalité, mais également à l’Eglise pour son oeuvre.
Quels sont les défis particuliers qui doivent encore être relevés pour garantir un dialogue fructueux entre le christianisme et le judaïsme ?
Y. H. : L’endroit que je définirais comme le laboratoire des relations interreligieuses est le mont Sion. C’est un lieu que tous les papes visitent. Il est cher au cœur des musulmans, des juifs et des chrétiens. Et de ce fait je perçois cette montagne comme un lieu qui doit nous faire prendre conscience que cette ville est multi-religieuse et multiculturelle, et que ces trois religions doivent vivre ensemble parce que leur territoire commun est le caractère sacré de cette terre.
Le mont Sion est un lieu très problématique depuis ces deux dernières années ; il a fait l’objet d’abus de la part de certains juifs radicaux. Je travaille auprès d’un très bon groupe de personnes, juives, chrétiennes et musulmanes, afin de transformer la réalité de ce mont en un laboratoire d’enseignement où les gens peuvent venir voir et apprécier l’histoire, la spiritualité et la coexistence de ces religions.
Traduit et adapté de l’anglais par Gaëlle Bertrand et Solène Tadié